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Yuletide Horror ft. Jakob

2 participants
Enid Murdoch
Enid Murdoch

Yuletide Horror



tw : description graphique de blessures / sang / deuil / vulgarité / body horror



Ombres huileuses, éclats de brume,
Frimas, fatal murmure, l'effroi écume
De rires séraphins, Ô échos des sombres émois,
Plaintes, gueules barbelées, Enfant, ne t’endors pas !

[Yuletide horror – comptines pour enfants pas sages]


D’aussi loin que ses souvenirs le lui permettait, Need conchiait Noël. D’ailleurs, d’après les experts qui s’étaient, jadis, penchés sur son cas, sa haine ne semblait pas trouver de limites. Demandez-lui  son avis, et elle vous vomissait une litanie de griefs salement imagés. Elle débutait toujours de la même manière parce que tradition oblige, un rituel, ça ne laisse pas place à l’improvisation. C’est que, vous comprenez, elle préférait encore se planter des clous rouillés sous les ongles que de partager le même trottoir que ces engeances diaboliques et rubicondes, dont on avait, semble-t-il, forcé la carcasse dans un uniforme rongé aux mites. Et c’était toujours avec un effroi mêlé d’une dose de curiosité morbide, qu’elle observait de sa fenêtre les hordes de chiards, morves au pif, qui se vautraient sur les genoux concupiscents de ces alcooliques saisonniers.

Ce n’était pas compliqué. Les grumeaux du bled, c’était pas les couteaux les plus affutés du tiroir, elle en avait conclu, un jour alors qu’elle se gelait le cul sur un banc. Question survie, ils étaient aussi capables qu’une poule armée d’un couteau. Fallait pas avoir fait Oxford pour comprendre qu’on s’approchait pas d’un vieux qui puait l’oignon et la vinasse à six bornes à la ronde et qui vous toisaient de son œil porcin et torve, des restes de cherry et de gingerbread plein sa barbe synthétique.

En vérité, tout l’emmerdait. Des lumières criardes qui vous grillaient la rétine, aux Pères Noëls qui vous saluaient d’un rot sonore –parce que comprenez, c’était censé être tellement putain d’hilarant. La Beaufécie dans son plus simple appareil. Un concentré de ce que l’humain avait fait de meilleur dans le pire. Les décorations kitchs, les boissons dégueulasses et trop sucrées qui faisaient la fortune de tous les arracheurs de dents des environs. Les caprices et toute cette putain d’électricité statique, mélasse de rancœur mal digérée et de jalousie puérile lui filait littéralement la migraine.

Et Maria Carey ? Est-ce qu’on pouvait en parler ? Rien que d’ouïr les clochettes, elle sentait ses poils se hérisser. Elle lui aurait fait bouffer ses pauvres rimes par le menu si la petite diva s’était retrouvée face à elle. Merde, l'amour éternel, l'hétérosexualité, les bons sentiments plus la bûche, ça faisait un peu lourd sur l’estomac.

Aussi, pour éviter l’apoplexie, elle avait pris soin de couvrir ses esgourdes sensibles  par la douce mélopée d’une aria de Black Sabbat que gueulait un walkman poussé dans ses retranchements. Et avec ses prunelles acerbes protégées par une immense paire de lunettes de soleil,  elle se gardait des visions traumatisantes. Certes, elle n’y voyait rien, mais ça la dérangeait pas de rentrer dans les mères de famille et d’écraser quelques panards de passage.

Ça leur apprendrait à céder aux sirènes du Capital.

Les cons.

Alors, vous me direz, qu’est-ce qu’elle fout là, la gonze, au beau milieu du marché de Noël à trimballer sa mauvaise humeur comme on promène son clébard borgne et boiteux ?

La tradition, toujours.

C’était de la faute de Jakob et il était plus têtu qu’une bourrique sous amphétamine. Ca faisait déjà une décennie qu’elle ne luttait plus contre les assauts du Vieux. Tous les ans, il la traînait dans les odeurs répugnantes de cannelle et de lait de poule, pour dégoter des présents pour la Famille. Pour passer du temps rien que tous les deux. Du moins, elle le soupçonnait.  

Bien sûr, il payait tout.

A chaque fois.

Mais ça faisait partie du marché. Si elle voulait une place près du foyer, fallait se plier aux exigences. Alors elle l’attendait, planté comme un piquet, les pieds comme deux icebergs et la patience qui fondait comme une glace entre les mains gluantes d’un mouflet.  

La vérité, c’est que sous les jolis oripeaux colorés, Noël restait la Samain.

La Mort du Soleil sans rédemption.

Et pour Need, il ne s’était plus levé depuis trente ans.

« Alors, vous avez des idées pour cette année ? Ou je dois encore tout trouver ? »
Ca serait bien que vous nous sortiez le cul des ronces pour une fois.


Elle n’avisait jamais la haute silhouette qui s’était plantée à ses côtés. Elle toisait le monde fixement, dissimulée derrière l’écran des verres.

« On a déjà tenté les bouquins, les battes de baseball, les bijoux, les poupées, les fleurs, les robes, y a même cette fois où on lui a ramené un poney à la Ptiote. Mais, elles finissent toujours par se crêper le chignon et faire gueule, vous avez bien conscience de ça, hein. C’est comment on dit déjà, une cause désespérée…  »

Un sourire goguenard tire le coin de ses lippes en un petit rictus chaleureux.

"Enfin, on ne pourra pas dire qu'on a pas essayé !"





Jakob Morgensen
Jakob Morgensen

Yuletide Horror

ft Need

1994
tw : mort, deuil


Un soupire.

Un battement de cil.

De cœur.

Une silhouette seule dans une pièce tranquille.

Sous les fenêtres en verrière se trouvait un bureau où étaient disposés des piles bien ordonnées de documents à traiter. Sur le sous-main, un stylo à la perpendiculaire du rebord. Pas un millimètre de trop. En presse-papier se trouvait un bronze de petite taille figurant une créature hybride. Bien qu’éteinte, la lampe Tiffany début de siècle ne faisait aucun doute sur son authenticité.
Sur les murs avaient été accroché quelques toiles. L’une d’elles, la plus notable, montrait un paysage d’une beauté froide et silencieuse : Une forêt dont le reflet apparaissait sur une eau immobile. Gallen-Kallela. Un original, encore une fois, mis en valeur par une applique qui diffusait un halo de lumière.
Les bibliothèques occupaient le reste de l’espace. Leurs étagères étaient remplies d’épais volumes aux tranches finement dorés. Parfois des classiques, poésies et littératures anglaise et scandinave ; parfois des traités théoriques, philosophiques, ethnologiques au parlé quasi incompréhensible. Entre les ouvrages souvent fort anciens, on avait installé quelques objets : ici un petit globe au papier jauni par le temps, là un crâne sans la moindre dents. Quelques bibelots aussi, brillants. Mobiles fragiles ou anciennes horloges au tic-tac régulier. Peu de place pour la modernité. Elle s’y trouvait pourtant à travers quelques éléments discrets. Un téléphone posé sur un guéridon en bois de cerisier, une chaîne hi-fi dernier cri qui diffusait de la musique.
Pas le clochette ni de Pop niaiseuse. Pas même un Tchaïkovski qu’on ressortait toujours des tiroirs pour les fêtes. C’était des voix anciennes. Un chœur sacré emporté par la reverbe sublime d’une cathédrale. Un enregistrement d’une qualité inouïe auquel les hauts parleurs rendaient hommage.

Installé sur un fauteuil club en cuir sombre, Jakob posa avec précaution sa tasse de café sur la table basse devant lui. S’y trouvait un échiquier qu’il ausculta pendant plusieurs longues minutes avant de finalement se décider à déplacer une pièce. Un fou. Echec en trois coups. Satisfait, il posa son index sur le coin droit du plateau et lentement le fit pivoter afin de le retourner. Comment allait-il trouver parade à ce nouveau mouvement ?
Choisissant de se laisser le temps de la réflexion, il reprit sa tasse de café et s’installa confortablement contre le dossier de son fauteuil. Ses paupières se fermèrent, et pendant quelques instants il savoura les accords parfaits de la musique qui envahissait la pièce et son esprit.

Un frisson se prit alors à lui mordre la nuque. Il ouvrit les yeux et tourna la tête vers la fenêtre qui était pourtant fermée. De l’autre côté des vitres, pas un souffle de vent pour chasser les nuages d’un gris aveuglant qui nimbaient le ciel. Ca sentait la neige.
Les arbres qui avaient perdu depuis longtemps leurs feuilles attendaient de se vêtir de leur nouveau manteau de givre qui viendrait couvrir leurs branches cassantes. Un Noël blanc. Que pouvait-on rêver de mieux ?

Un nouveau soupire souleva les épaules de la Grande Mâchoire.

Sans qu’il sut pourquoi, son regard se porta machinalement vers une des étagères proches du bureau. S’y trouvaient rangés quelques grands albums photos. Il se leva, élimina les quelques pas qui l’en séparaient puis avec délicatesse, il extirpa un recueil de souvenirs.
Debout, il ouvrit la couverture et se mit à feuilleter les pages, déplaçant avec précaution les feuillets en papier de soie qui protégeaient les clichés.

Des visages. Souriants, tristes, renfrognés.
Des instants. Des moments, passés.
Il y avait tout, ou presque rien. Des années entières, dix-sept ans en quelques images au glacis brillant.
Un séjour au ski, les joues rosies par le froid. Des combinaisons aux couleurs criardes et un bonhomme de neige pas très droit. Un ange dans le froid.
Un spectacle de fin d’année. Une scène touchante mais des costumes ridicules. Un homard. Oui. Fait main à la sueur d’un front des nuits entières.
Et le pompom de ce bonnet. Toujours il tombait. Et la petite fille de pleurer. Et lui de recoudre. Encore. Toujours.
Une adolescente qui sortait des biscuits du four pendant qu’une plus jeune tendait une main discrète et avide pour s’en saisir.
Trois silhouettes devant la façade d’un restaurant. La fierté d’un père.
Une remise de diplôme
Un récital.
Un anniversaire.
Et Noël. Encore Noël. Toujours Noël.

Alors qu’il passait en revu les innombrables clichés qui ponctuaient toutes ces années de vie, une photographie s’échappa de l’album pour tomber sur l’épais tapis persan. Intrigué, Jakob referma le recueil qu’il remit à sa place dans la bibliothèque avant de plier les genoux et de se baisser pour rattraper la fuyarde. Tombée face cachée, il put lire au verso "Noël 1957". Il la retourna.

Un coup de poing dans le ventre. Une main à serrer le cœur. Un nœud coulant dans la gorge. Et la blessure, immédiate, qui s’ouvre en grand. Jamais fermée, jamais guérie.

Ils étaient jeunes. Dix-huit ans peut être. A peine.
Hugh riait. Il riait toujours Hugh, les yeux plissés et la joie au corps. Il avait à la main une coupe de champagne et dans l’autre une assiette vide. Il s’était pourtant resservi de la bûche trois fois. Jakob s’en souvenait, il était là. Là lui aussi sur le côté droit. Un sourire aux lèvres. Moins extravagant que son ami, moins vivant que son presque-frère. Réservé. Taiseux qu’on disait. Mais avec eux c’était différent. Avec eux c’était avant. Et puis il y avait Helen. Helen belle comme un soleil dans une robe d’un noir profond. La nuque élancée, le visage rayonnant. Les cheveux blonds relevés en chignon élégant. Et les yeux à chavirer des royaumes, comme ceux de ses filles. Ses filles. Les leurs.
Ces filles qu’il avait élevé par amour d’eux, par amour d’elle-s.

Jakob se tourna vers le bureau et alla ouvrit un tiroir dans lequel il glissa la photographie avant de le refermer à clef. A trois tour de cœur. Puis il leva les yeux vers la porte qui lui faisait face. Au dessus, il y avait deux masques à l’aspect animal. Un profane y aurait vu des souvenirs rapportés de quelques séjours à l’étranger. Il n’en était rien. Les yeux étaient vivants. Ils le scrutaient.

***

Le parfum de l’air était si sucré que la nausée le prit bien avant qu’il arriva en vue du marché de Noël. Emmitouflé dans son manteau de laine gris anthracite, le nordique avançait pourtant sans bonnet ni écharpe, comme si le froid n’était pour lui rien de plus qu’une simple information. Son allure austère et son visage fermé contrastait fort avec l’énergie ambiante. Partout, les gens étaient heureux et piaillaient comme des pies autour d’un bout de pain. Les enfants courraient en riant, les lèvres collantes des quelques délices qu’ils avaient pu négocier aux stands de confiseries. Derrière eux, les bras souvent chargés de sacs ou de paquets, avançaient des parents épuisés et sans doute impatients que passent les fêtes. Les hauts-parleurs suspendus un peu partout diffusaient une soupe qu’on osait appeler musique dans un tintement criard et saturé. Parfois, un animateur qui déambulait entre les chalets miniatures prenait la parole pour vendre les mérites de quelque bouillotte révolutionnaire en vente près du stand de boules à neige synthétique. Suspendues aux réverbères, des guirlandes clignotantes arboraient des motifs thématiques. Des flocons, des pingouins, des oursons ou des cannes aux couleurs néons. On avait aussi installé, pour la plus grande joie des petits, des petites scénettes avec peluches et rênes en plastique dans un rendu kitsch du plus bel effet. Ces mises en scène ponctuaient les déambulations des chalands, passant d’une maisonnette à l’autre pour mieux se soulager le porte-feuille.

Comme chaque année, le marché de Noël se tenait sur une des places du centre ville de Malfearn et comme chaque année… Jakob y allait. Pas que le danois fut particulièrement friand de ces réjouissances annuelles. Bien au contraire. Cette période avait toujours tendance à le rendre plus sombre qu’à l’accoutumée, ce qui n’était pas chose facile vous l’accorderez.
Elle lui rappelait que pas même le plus merveilleux des présents, le plus délicieux des repas, ne pourraient ramener à ses filles adoptives ce qui manquaient si cruellement à leur vie depuis dix-sept ans.

Leurs parents.

La date anniversaire de leur mort était passée depuis une semaine et comme toujours, Laurie et Jo rivalisaient d’originalité pour lui rendre la vie infernale. Cette ambiance explosive irait en crescendo jusqu’au réveillon qui se terminait toujours en vaisselle brisée et en porte claquée. C’était une façon, du moins l’interprétait-il ainsi, de lui faire payer d’être en vie, pendant que Hugh et Helen n’étaient plus là. C’était ingrat bien sur mais au fond, ne s’en voulait-il pas lui-même ? N’essayait-il pas à travers tous ces efforts d’effacer la culpabilité qui l’accablait depuis presque deux décennies et qui devenaient plus rude à chaque fois que le mois de décembre revenait ?

Il aurait pu ne rien faire. Annuler ces réceptions sans fin où on ne gagnait rien d’autre qu’une crise de foie et une nouvelle paire de chaussettes. Mais étrangement, il avait fini par y tenir, à toutes ces conneries. Passer des heures à préparer un repas qu’elles goûteraient à peine, des jours à chercher un cadeau qu’elles critiqueraient immanquablement. C’était devenu une tradition. Ridicule mais une tradition quand même. C’était une façon, celle qu’il avait trouvé, de se persuader qu’ils étaient bel et bien une famille. Brisée, ravagée, mais une famille malgré tout. Et qu’elles étaient ses filles. Même un tout petit peu.

Arrivé devant le grand sapin illuminé qui occupait le centre du marché, Jakob ne s’attarda pas un instant et se rapprocha d’une jeune femme aux cheveux noirs. Cette dernière se tenait un peu à l’écart, les yeux dissimilés derrière des lunettes de soleil malgré la très faible luminosité. Tout comme lui, elle semblait absolument ravie de se trouver ici.

Une fois à sa hauteur, il s’arrêta et sortit d’une des poches de son manteau un petit étui à cigarettes. Il en sortit une, la glissa entre ses lèvres et l’alluma. Inspirant une profonde bouffée de fumée, il essaya d’y trouver le courage qu’il lui faudrait pour affronter cette épreuve annuelle.

« Bonjour à toi aussi Enid. » répondit-il simplement à la remarque cinglante de la hurleuse sur son cul. S’il se permettait de reprendre ses filles sur leurs vocabulaires fleuris, il n’en faisait rien avec jeune annihilatrice. Il n’était après tout pas responsable de son éducation et elle avait largement passé l’âge de se faire faire la leçon. Et puis en vérité, ce franc parler était à son sens l’une de ses qualités. Il savait qu’avec elle, ça n’irait jamais par quatre chemin. Need était cash, grinçante, vraie.
De part sa situation, la jeune Murdoch était mise à l’écart de la communauté. Un chien battu qu’on n'utilisait plus que pour l’attaque. Pour la guerre. Lui-même ne faisait pas exception. Il avait supervisé son insertion relative, observé de loin sa formation, suivi son parcours et faisait désormais appel à elle à l’occasion.
Elle était douée.
Dès son arrivée à Malfearn, cette gamine fracassée par la vie avait tout de suite retenu son attention. Mais ce qui avait dans un premier temps été de l’intérêt et de la pitié c’était très rapidement changé en affection sincère; d’autant plus lorsque Enid et Lauren s’étaient rapprochés. L’amitié des deux femmes avaient terminé de le convaincre de prendre la jeune annihilatrice sous sa protection, du moins dans l’ombre. Avec le temps, il avait tenté de lui donner une place. Ce n’était certes pas un cadeau lorsqu’on savait la famille déchirée que c’était et encore moins lorsqu’il fallait se fader les courses de Noël. Pourtant, malgré ses remarques et ses airs désabusés, le danois était persuadé que la plus jeune avait pris goût à ses après-midi glacés à vagabonder entre les chalets. C’était un moment presque calme avant l’explosion du réveillon. Presque.

« Tu sais ce que c’est… foutu pour foutu...» Aspirant encore une longue bouffée de fumée, la Grande Mâchoire la souffla longuement à s’en vider les poumons. Il observait devant eux le spectacle de la surconsommation et se sentait déjà las de tout cela. « J’ai pensé à leur prendre un sac de charbon chacune… mais ça serait se priver de barbecue pour rien... » ironisa-t-il en jetant son mégot d’une pichenette. Tout ça n’avait de toute façon aucun sens. Trouver un cadeau que les filles ne voulaient pas. Faire la fête alors que le cœur n’y était pas. Mais au moins pourrait-il passer quelques heures à faire semblant. A prétendre que tout était normal. A acheter des présents inutiles en buvant un vin chaud dégelasse en écoutant Need se plaindre de la terre entière. Une après-midi de décembre presque normale. Presque.

« Aller viens, plus vite on s’y met... » dit-il en mettant ses mains dans ses poches et en descendant du trottoir pour se fondre dans la foule.

Alors tomba le premier flocon.

Enid Murdoch
Enid Murdoch

Yuletide Horror



tw : description graphique de blessures / sang / deuil / vulgarité / body horror



« Il faut vous rendre à l’évidence. Elles vous fouteraient l’feu au château, chef. »

Enid étouffe un ricanement derrière le dos de sa main gantée. Ca finirait immanquablement par arriver que l’une des gosses Turner pète littéralement un boulon. On sortait pas indemne d’une enfance pareille sans laisser son lot d’incendies et de désastres dans l’sillage de son rafiot. C’est comme ça, l’univers, il a besoin de retrouver son équilibre.

« Evitons pour cette année encore les objets pouvant devenir des armes par destination. Pourraient s’en servir pour réduire en copeaux la table en chêne massif de vot’ bisaïeul ou vot’ sainte tête. Vous vous souvenez de ce qui s’est passé avec le vase Ming, l’année dernière. Douze heures aux urgences et dix points de suture, juste pour rappel. »

Sur ses doigts, elle fait le compte des exploits de leurs protégées. Need leur en tient par rigueur. Elle comprend la rage quand elle se montre, toute en mante d’amarante et touffeur fiévreuse. Y a plus rien qui répond là-haut, à peine le tremblement des mains et le sang qui bat aux tempes comme un tambour de guerre.  

« Cela dit, Laurie ne sacrifierait pas une bonne bouteille de scotch même pour attenter à votre vie ou à celle de vot’ bonne servante. Ca pourrait se tenter. Quant à Joe, il suffira de lui dénicher un colifichet de saltimbanque dont regorge sans nul doute ce haut lieu de l’artisanat de qualité. »


Need renifle en haussant les épaules, à la suite de son aîné. Elle préférera s’arracher l’intégralité de son dentier que d’avouer qu’elle chérit les moments passés à dénicher des trouvailles aussi laides qu’inutiles à travers les effluves écœurants de caramel et d’alcool chauffé. Cela réanime quelque chose de l’ordre de la normalité dans sa poitrine – les fantômes chaleureux des noëls passés. Alors, elle fera semblant de traîner des pieds et fera taire l’infime partie d’elle-même qui s’émerveille encore du scintillement des guirlandes, comme autant d’étoiles à la dérive, de la valse endiablée de la musique que beugle des haut-parleurs de mauvaises qualités.

Des babioles, y’en a des caisses. Comme tous les après-midis à les zyeuter avec Jakob. Ça n’a pas changé depuis plus de dix ans que leur rituel, il dure. Ils critiqueront à la volée les articles chinois, et les tenteront de retourner contre leurs concepteurs, les arnaques les plus grossières. Cette année, Need décide de l’asticoter un peu. Elle voit bien qu’il a plus l’allant des premiers temps. Y’a comme un voile gris qui l’entoure et qui donne à l’atmosphère un goût terreux.

« Ah tenez Jacob, de l’huile de truffe. Ça irait pas mal avec la salade de gésiers. »

Need, elle a glissé ça benoîtement, avec l’innocence cul bénie d’un enfant de cœur. Pourtant, elle sait que ça va le faire bondir, le Jakob, qu’il va pas pouvoir s’empêcher de lui faire par l’entrée, une conférence sur le bon goût. Après tout, elle aurait pu faire l’effort de retenir ses leçons, lui qui a passé tant d’heures à lui inculquer les règles de base du bien boire et du bien manger, à lui aiguiser le palais, à lui apprendre, tout simplement à ne pas incendier une cuisine parce qu’elle s’obstinait à ne vouloir avaler que ce qu’elle préparait elle-même.

L’huile de truffe était un vieux serpent de mer. Un outil de Belzébuth pour le cuisinier qu’il était. Une insulte pure et simple à la gastronomie. Le pauvre vendeur était bon pour un sale quart d’heure, ce qui laisserait à Need, l’occasion de se payer une franche partie de rigolade – et c’était sans doute ce qui a étouffé son instinct

– parce l’ambiance a déraillé sec.

Ça commence par un bruit de fond. Un crissement presque métallique qui lui vrille les esgourdes – comme une craie sur un tableau noir – un froissement insidieux mais répété d’emballage que l’on déchire et qui choit sur le sol. Puis, la mastication. Ca lui file la gerbe et des sueurs froides toutes ses mâchoires qui claquent dans un concerto humide de lippes collantes et sucrées. Les souvenirs lui remontent par les égouts de sa mémoire : le son, l’image, l’odeur. Et une faim, grandissante, qui semble lui tordre l’estomac, douée de sa volonté propre. Non de leur volonté, elle corrige.

Enid s’accroche à l’épaule de Jakob, la main molle et poisseuse. C'est un appel à l'aide parce qu'y a plus rien qui tourne rond ou c'est elle qui a définitivement laissé sa mentale partir aux Bahamas. Et la lourdeur sur son estomac s'intensifie, comme ce matin de Noël, comme lorsqu'on s'est baffré de tous les bonbons et que la culpabilité vous titille mais que vous vous goinfrez encore.

C'est pas toi. Ce sont les autres.

« Y a un truc qui va pas. »





Jakob Morgensen
Jakob Morgensen

Yuletide Horror

ft Need

1994
tw : mort, deuil


Rien qui ne puisse blesser.
En voila une consigne étrange à respecter pour des achats de Noël. Pourtant, il fallait bien l’admettre, aux vues des capacités de ses filles à foutre le merdier, il était de nécessité publique que de s’en tenir à un cahier des charges serré.
Comme le rappelait Need avec sa désinvolture proverbiale, ils avaient tout tenté -ou presque- au cours de la dernière décennie. Si bien qu’ils avaient désormais une visibilité assez aiguisée de ce qu’il fallait éviter à tout prix. Rien qui ne se brise ou produise du feu, rien de coupant ou de pointu. Bref, en un mot, rien de dangereux.

Cette tâche, bien que facile de prime abord, l’était bien moins dès lors qu’on connaissait un peu les facultés de Lauren et Josephine pour transformer une simple cuillère à confiture en arme de destruction massive. Dans leurs activités confidentielles -la traque et l’éradication de la menace surnaturelle- c’était plutôt une vertu. Mais pour ce qui était des fêtes en famille, convenez qu’on saurait s’en passer. L’avant bras du danois et les dix points de sutures qui y figuraient en étaient un témoignage longue durée.

Mais malgré tout cela ; malgré les cris dans la maison, les vases brisés et la rage déversée, Jakob ne pouvait jamais leur en vouloir. Cette période était toujours difficile pour elles, pour eux.
Un anniversaire macabre et hanté que personne mieux que Need comprenait. Peut être que c’était pour cela qu’il lui avait demandé de l’accompagner au tout début. Il savait les fantômes qui la pourchassaient elle aussi dès l’apparition du premier sapin. Derrière ses lunettes noires et ses remarques piquantes, il captait les fêlures discrètes que la jeune femme dissimulait aux autres. Contrairement à sa fille cadette, il n’avait pas la capacité de lire dans les pensées, mais présentement il n’en avait pas besoin. Il connaissait assez l’annihilatrice pour comprendre entre les lignes, pour capter les fissures de l’âme. Pour tout ça ; pour tout le reste, il faisait en sorte de lui laisser une place, même petite, dans la famille brisée qu’il tentait tant bien que mal de maintenir à flot. Pour ça ; pour tout le reste, il n’aurait manqué ce rendez-vous. Pour rien au monde... Même si ça voulait dire braver la foule et les odeurs écœurantes, les chansons mièvres et pire de pire, les stands d’attrape-nigauds qui pullulaient autant que les marmots autour d’un père noël aviné.

La lassitude au cœur, la Grande Mâchoire avançait entre les petites cabanes, jetant des coups d’œil aiguisés sur le contenu des étales. Au bout de deux allées, il fallut se rendre à l’évidence : c’était toujours la même quincaillerie importée. Des trucs soi-disant fait mains par des artisans qualifiés mais en vérité fabriqués à la chaîne dans des entrepôts par des pauvres gens exploitée. Ça lui donnait la nausée, ou bien était-ce l’odeur du stand de fondue et raclette d’à côté mélangé au parfum des marrons grillés, du vin chaud épicé, des saucissons 100 % pure-arnaque ? Une chose était sure, Jakob n’avait plus l’âge de traîner là toute l’après-midi, et bien qu’il aimait passer du temps avec sa protégée, il ne se sentait pas présentement le courage de poursuivre la recherche pendant des heures et des heures. Autant s’arrêter devant la première écharpe en fausse-soie de l’Himalaya, une pour le prix de trois, puis ils pourraient s’échapper et faire certes mieux du reste de leur journée.
Une petite virée en bateau peut être ? S'aérer au grand large, aller remonter les quelques casiers qu’il possédait pour récupérer un homard ou une araignée de mer. Avec une petite mayonnaise maison et une touche de yuzu… ça serait mieux qu’une gaufre sèche ou un cornet de churros non ?
Bien décidé à abréger ce supplice et à proposer cette nouvelle activité -ou toutes autres qui trouveraient grâce aux yeux de la Hurleuse- Jakob tenta de retrouver son entrain.

Bravant son aversion pour tous ces faux hippies sur le retour -babos et clochards célestes en reconquête de leur troisième œil astral après un séjour cul nu en yourte dans les Pyrénées- il s’approcha d’une petite maisonnette aux murs couverts de tentures colorées et sentant bon le nag-champa. S’y trouvaient exposés de nombreuses bricoles en tout genre et de toutes formes qui auraient peut être manière à plaire à Jo. Des bols tibétains en bronze patinés, des tambours en peau tendue et décorée, des kalimbas plus ou moins authentiques. Alors que le vendeur, un blanc à dreadlocks visiblement défoncé, s’approchait avec la grâce de l’autruche sous prozac, Need fit une remarque à laquelle le cuisinier ne put que répondre. Tournant le dos aux instruments et à leur maître d'orchestre allumé, il suivit le signe de la jeune femme qui lui désignait le coupable de lèse-majesté (oui au moins).

Non qu’il n’aima pas les truffes bien au contraire ! C’était là un met que le chef cuisinier appréciait travailler dans ses créations. Il se fournissait directement chez un petit producteur du Périgord où il se rendait une fois par an pour approvisionner le restaurant. Il lui était même arrivé d’aller jusqu’en Italie pour trouver ce petit champignon si prisé des bonnes tables. Sauf que voila, puisque la truffe était symbole de rareté et de raffinement, on l’avait depuis longtemps maintenant associée aux repas de fêtes, pour le plus grand plaisir des arnaqueurs à la sauvette. Devant le prix élevé du produit initial, on proposait à moindre coût des dérivés souvent de mauvaise qualité pour les bourses les moins garnies. Bourses qui se vidaient malgré tout face à une offre mensongère qui leur servait des produits souvent fabriqués grâce à l’amie chimie.

Sans la moindre forme d’hésitation, Jakob s’approcha donc du stand repéré par la jeune Murdoch. On y avait installé des étagères en bois vernis couverts de petits flacons contenant un liquide jaune et poisseux vendu à un prix exorbitant compte tenu qu’il devait très certainement s’agir d’huile d’olive mélangée avec des éléments de synthèses créés en laboratoire. Jouant malgré tout des coudes pour atteindre l’étalage, le cuisinier s’empressa de questionner le vendeur, non sans mimer l’ignorance, sur la provenance de ses produits ou sur la recette de l’huile de truffe. C’était un ensemble de pièges grossiers destinés à mener le commerçant à révéler l’arnaque, mais malheureusement pour lui, il ne put mener son entreprise à bien.

La pression de la main de Need sur son épaule -pas juste un signe mais bien un appel de détresse- lui fit comprendre immédiatement était en train de se passer quelque chose... Quelque chose qui n’allait pas...

Abandonnant la conversation qui n’avait dès lors plus le moindre intérêt pour lui, il se tourna vers la jeune femme et la regarda avec intensité, essayant de lire dans son regard et dans ses expressions ce qui était en train de se passer. Posant une main sur son bras, il serra doucement comme rappeler l’annihilatrice à la réalité. Il ignorait ce qui se jouait; si c’étaient des souvenirs mauvais et anciens qui venaient de s’emparer d’elle ou si c’était autre chose. Il n’aurait peut être pas du venir et l’amener ici...

"Enid ?"

Soudain... il la sentit aussi.

La lourdeur dans le ventre, comme après un repas trop copieux ; la langue pâteuse dans sa bouche ; les doigts qui collent.

Il comprit.

Ce n’était pas Need qui avait un problème. C’était eux. C’était tout le marché de Noël.

Il ne s'en était pas rendu compte tout de suite mais la musique était devenue moins présente à l'inverse d'une sorte de bruit de fond dérangeant qui semblait monter en puissance. Quelque chose de répétitif et d'humide. Des mastications, des centaines et des centaines de bouches en action. Ecrasant et avalant. A vous donner la gerbe.

Les doigts toujours serrés sur le bras de la jeune hurleuse, il jeta un regard tout autour d’eux. La foule semblait de plus en plus compacte, comme si elle se pressait toujours davantage devant les étals de nourritures, délaissant tous les autres. Les passants, en goûteurs avides, tendaient leurs mains et leurs doigts pressés vers la moins planche de dégustation. Toasts, confitures d’oignon, charcuterie et fromages, foie gras et confiserie, tout y passait. On savait l’humain vorace et toujours heureux de pouvoir grignoter sans lâcher un penny, mais il y avait là bien plus qu’une mauvaise habitude. Ça devenait frénétique !

« Écartons nous... » eut-il à peine le temps de dire avant qu’une famille, les joues roses et collantes, ne fonce presque sur eux pour atteindre les pots de champignons qu’ils se mirent immédiatement à ouvrir pour les vider. Le vendeur, plutôt que de les retenir, semblait lui aussi se prêter au jeu de la dégustation et s’empiffrait de ses propres produits les yeux brillants d’envie.

Entraînant Need avec lui, la Grande Mâchoire leur tailla un passage dans la foule qui se pressait tout autour d’eux. Malgré sa taille, il devenait compliqué d’avancer. Il fallut jouer des coudes pour enfin arriver dans un espace un peu plus dégagé, à savoir le centre du marché. Là, au pied du grand sapin décoré, se trouvait un traîneau aux proportions impressionnantes sur lequel le danois posa un pied afin de prendre un peu de hauteur sur la situation.

« Qu’est ce que c’est que cet enfer ? »

Enid Murdoch
Enid Murdoch

Yuletide Horror



tw : description graphique de blessures / sang / deuil / vulgarité / body horror / automutilation



Gloutonnerie.

Les vieux préceptes de la catéchèse éclatent sous son crâne. Enid, dans une flopée de jurons, maudit son don qui lui fait tout percevoir. Les goûts mêlés de sel et de miel, le collant et les fluides qui dévalent le long de l’œsophage dans des estomacs devenus trop grands mais trop pleins.

Les boutons des pantalons qui sautent.

Les dents qui claquent.

Les crocs qui rongent.

Tous se goinfrent dans une reconstitution hystérique de l’eucharistie.

Le Christ. La Chair. Le Sang.

Un festin nu.

C’est qu’elle voudrait dégoiser, ainsi perchée sur leur radeau de la Méduse, Enid. Les lampions éclairent outrageusement la neige maculée où le caviar coule ses cinq-cents livres sterling depuis des moustaches épaisses et grasses, répercutant le craquement sinistre d’une mâchoire qui se rompt sur une contrefaçon de jambon en époxy et les longues déglutitions ininterrompues suivies de très près par la suffocation des malheureux.

Et elle sent les vrilles de la Faim tresser leur emprise sur ses membres lourds. C’est une méchante maîtresse, plus garce que la morsure du fouet. Need sait ce qu’elle est capable de faire faire à ceux qui cède à son emprise. Son corps tremble d’un désir inassouvi mais c’est plus une gosse. Elle n’est plus ses dents de lait qui faisaient comme des perles maculées de l’ichor de ses aînés. Depuis, elles sont tombées, et ses ongles d’alors, arrachés, pour que les nouveaux soient exempts du péché.

Jamais plus, elle ne s’autorisera à une pareille hérésie. Alors ses doigts se renferment sur la courte lame lovée dans sa poche. Le métal froid contre sa paume. Elle expire, deux incisives se plantant en même temps que le métal dans la chair. Le sang perle puis jaillit. La sainte douleur suffit à faire reculer toute velléité de contrôle et le grognement qui franchit ses lippes n’est rien d’autre qu’à elle.

La Famine, Need la ressent. Certains avaient tellement mangé qu’ils s’étaient ouvert la paroi de l’estomac dont le contenu s’écoulait par la fissure, dans l’interstice entre les organes. Dans leur état actuel, ils n’en avaient plus rien à foutre.

« Le Vide. » Elle souffle, une main pressée sur l’estomac, l’autre enfonçant le bout de la lame dans le muscle tressautant de sa cuisse. Qu’ils jettent de la bouffe pelletée par pelletée comme de la terre dans un trou mortuaire, que ça faisait pas la moindre foutue différence. La tenaille de la Faim broyait toute forme de discernement ou de conscience chez les êtres qu’elle touchait. Ne restait plus que l’animal : bouffer avant de se faire bouffer. Quand les étals se seront clairsemés, ils se retourneront les uns contre les autres. Comme des clébards galeux.

« Ca les dévore de l’intérieur, vous ne le sentez pas ? » Sa voix grince. « Et si on reste trop longtemps, entraînement ou pas, on va céder aussi. De nous, il ne restera rien. Je sais pas quel est l'horreur qu'a provoqué c't'ignominie et j'sais pas comment ça l'a propagé mais c'est puissant. »

Elle sort de sa poche la lame d’argent trempée d’écarlate, les doigts poisseux de sang qui imprègne déjà la toile sombre de son jean. Ses prunelles avisent l’espace autour d’eux, jusqu’à un stand désert où l’argenterie réfléchit les lumières criardes.

« Je fais ce métier depuis longtemps, Jakob. Mais, j’aurais jamais cru que j'devrais le salut de mon âme à une pelle à tarte ou un moule à gaufre de chez ces arnaqueurs de Prince de Galles. Si c'est pas honteux... »

Elle râle en se laissant tomber sur le sol, semant gouttelettes amarante, jusqu’à leur nouvelle destination. Les panneaux publicitaires putassiers lui font grincer les dents. Ca s’rait de l’argent britannique, pur cru, fabriqué avec les doigts arthrosiques de vieilles rombières cockney. Need, retourne la première soupière où s’étale en capitale « Made in China ».

« Voilà, manquait plus que ça soit encore d’la contrefaçon. »

D'un geste, elle l'envoie valdinguer ad patres, pour saisir une louche à la recherche d'un poinçon salvateur.

Jakob Morgensen
Jakob Morgensen

Yuletide Horror

ft Need

1994
tw : mort, deuil, body horror, mutilations, anthropophagie


La main gantée posée sur le traîneau.
La main fermement serrée sur le bois.
La peinture qui se craquelle sous la pression des doigts.

Interdit, des mèches de cheveux gris tombant sur son regard effaré, Jakob contemplait sidéré une foule démente qui peuplait le paysage comme s'il contemplait l'enfer de Jérôme Bosh. Des affamés à s’arracher la moindre miette. Une marée d’âmes rendue sauvages.

Par quoi ? Par qui ?

Vous le sentez ? Il marqua une seconde.

« Oui... »

Oui je le sens. Cet abysse qui soudain se creuse dans mon ventre. Oui, je la sens. La faim qui soudain me dévore. Elle hurle dans mon corps et dans ma tête. Elle tétanise et projette. Elle impose sa pensée unique. Une rengaine qui soudain est la seule pensée valide. Le slogan d’une dictature implantée au plus profond de mes synapses collapsées.

 !! J’ai faim !!

La radicalité d’une urgence à assouvir. Le danois la percevait dans chaque recoin de son corps. Dans chaque cellule. L’engourdissement de ses mains aux oscillations tremblantes, jusqu’à la difficulté à se concentrer. Comme le disait Need dans toute la violence de sa vérité, malgré leur entraînement, même eux ne feraient pas long feu. Il fallait agir, vite. Il fallait stopper cette démence collective avant d’arriver au point de non retour.

L’esprit rompu aux exercices mentaux, la grande Mâchoire parvenait encore, pour un temps du moins, à garder le contrôle de lui-même. S’il ressentait comme la jeune annihilatrice les ravages de la faim s’immiscer dans son ventre, l’expérience lui permettait pour l’instant de maîtriser ses pulsions contrairement aux pauvres passants. Ces derniers faisaient grimper l’échelle de la violence. Certains se mouvaient avec la coordination d’un banc de poissons, passant d’un stand à l’autre pour en ravager les stocks. D’autres voguaient en moussaillon solitaire à la recherche de tout ce qui pouvait s’ingurgiter. Le chaos était total. Ça se poussait et ça s’empoignait. Ça grognait comme des animaux hargneux pour une tartine, pour un bonbon, pour un clou. C’était à rendre fou. C’était à qu’est ce que je pourrais mettre dans ma bouche et avaler ? Avaler, toujours plus, toujours mieux. Avaler le monde entier ?
Parmi les plus sauvages, on pouvait apercevoir déjà des rixes éclater. Presque pour un rien, les psychotiques en venaient aux mains. Ils se sautaient à la gorge comme des bêtes. Mordaient sur tout sans plus la moindre mesure. Tu la vois ma belle molaire ? Tu la sens ma canine ?

Ça va finir dans un bain de sang…

Ce fut la pensée qui fit soudain bouger le Hurleur. La conviction que rien ne pourrait stopper la population déchaînée. Qu’ils finiraient par s’entre dévorer s’ils ne faisaient rien.

Prenant toujours appui sur le traîneau dont la structure grinça sous son poids, Jakob s’aida d’un lampadaire pour prendre encore plus de hauteur. Il devait avoir une vision d’ensemble pour trouver ce qu’il cherchait pendant que la jeune Murdoch partait en quête d’armes de fortune. De son regard aiguisé, il scrutait les malheureux envoûtés. Il y avait forcément quelqu’un -ou plutôt quelque chose- derrière tout ça. Une cause à cet effet. Un marionnettiste pour s’amuser de cette savoureuse démence.
Occupant une partie de son esprit à repousser le vertige qui progressait dans sa propre gorge, il cherchait une silhouette qui, contrairement à tous les autres, ne participerait pas à la transe de la faim. Le metteur en scène de cette pièce de plus en plus macabre malgré les clochettes et les lampions.

« LA BAS ! » Scanda-t-il soudain avant de sauter à bas de son perchoir.
Comme s’il jouait à une sorte de « où est Charlie » morbide, il venait de repérer dans la foule grotesque un personnage qui éveillait son attention. Assit dos à lui, à quelques trente mètres de là, se tenait un homme de rouge vêtu. Il était assit, étonnement calme face à la marée humaine qui se ruait en tout sens. Peut être s’agissait-il de leur coupable qui contemplait oisif ce spectacle dont il était l'instigateur. Bien décidé à trouver réponse à cette question, le danois se plongea à corps perdu dans la foule qui ne dégrossissait pas. Pire ! La fureur des affamés semblait toujours grandissante. Tirant de la poche intérieure de son manteau un couteau en fer frappé de symboles énigmatiques, il jouait des coudes et serraient les dents pour essayer de rejoindre sa cible. Parfois, il jetait en arrière un regard à Need qui se démenait elle aussi pour le suivre.

Il arriva le premier à proximité de la silhouette qu’il avait repéré. Maintenant qu’il était plus proche, et bien que l’homme fut toujours de dos, il se rendit compte que ce dernier était vêtu d’une tenue de père Noël. Manteau rouge et bonnet à pompons compris. Il était assit tranquillement sur un gros sac de charbon en toile de jute, à proche distance d’un brasero où on aurait dû voir griller des châtaignes. Elles avaient bien sur toutes disparues et ne restaient dans le grill que des braises fumantes. S’agissait-il du responsable du stand de marrons chauds? Un rôle sur mesure pour venir se glisser dans pareil événement et rependre doucement la folie parmi les visiteurs du marché de Noël. Jakob avait déjà vu ça : Des unseelies sous couverture qui s’infiltraient discrètement pour mieux agir. Pour mieux sévir.

Mais aujourd’hui ça se terminait là.

« C’est fini pour toi... » murmura-t-il entre ses dents.

Il posa la main sur l’épaule de sa cible, prêt à user de son couteau pour l’attaquer. Mais alors, ce qu’il avait supposé être un unseelie se retourna vers lui.
Il comprit immédiatement son erreur.

S’il n’était pas une de ces créatures de l’enfer, l’homme qu’il voyait enfin de face était bel et bien monstrueux. Le visage bouffit, les traits déformés par la démence et les yeux exorbité ; il avait la bouche, le menton et la barbe maculé d’un sang frais et épais dont il léchait la substance avec une avidité visible. Alors qu’il pivotait son buste massif, le Père Noël révéla au danois ses doigts ou plutôt ce qu’il en restait. Sans doute qu’il avait du les trouver délicieux, car il avait commencé à se les ronger. Les ongles d’abord car ils manquaient, puis la peau des ongles, tirant et arrachant à coups de dents des lambeaux aussitôt avalés. Par endroits la chaire était à vif, laissant presque deviner un os qu’il grignoterait sans doute bientôt. Il y avait tellement de sang qu’on aurait dit qu’il portait des gants.

Instinctivement, Jakob fit un pas en arrière, mais l’autre se mit soudain en mouvement et tendit les mains vers lui pour se saisir de son manteau. L’homme qui jusque là n’avait pour seule pitance que mangé ses doigts avait dû se dire qu’il était temps de diversifier son régime alimentaire. Il prit son élan, et se jeta sur le Hurleurs qui eut à peine le temps de l’éviter. Ca ne sembla pas le décourager car déjà le Père Noël revenait à l’assaut. Maintenant qu’il était debout, il semblait bien plus grand et massif qu’à première vue, et surtout mû par une folie qui décuplait ses forces. Il fonça à nouveau, grognant comme un animal disputant son repas. La Mâchoire tenta à nouveau de l’esquiver, mais c’était sans compter sur la masse des autres qui les entouraient et qui semblaient toujours plus dense. Percuté dans le dos par un autre, Jakob se retrouva aux prises avec son agresseur qu’il tentait de maintenir à distance car l'affamé ne cessait de claquer vers lui des dents maculées de sang. On aurait dit un chien enragé. Comme si soudain il n’y avait plus en lui aucune trace d’humanité. Rien que la faim. Une faim terrible.

Soudain bousculés par la foule, les deux hommes perdirent l’équilibre et tombèrent, entraînant avec eux le brasero qui déversa son contenu sur le sol froid de la place. Déboussolé par la chute, le Père Noël lâcha prise et se tourna vers un nouveau festin qui venait d’apparaître : Les braises. Petits bonbons sucrés aux reflets rougeoyants, ils dégageaient des petites fumerolles qui ne pouvaient qu’éveiller plus encore l’appétit. Ni une ni deux, le malheureux se rua sur ce nouveau repas et de ses doigts déjà bien abimés se saisit d’un morceau de charbon incandescent et le glissa entre ses lèvres.

Allongé dans la neige fondue et boueuse, Jakob regarda horrifié le spectacle terrible. L’homme hurlait, mais mâchait. Mâchait. De sa bouche sortait à la fois de la fumée et perlait une mousse sanguinolente alors que dans l’air montait l’odeur douceâtre de la chaire brûlée.

Alors subitement, comme un désir irrépressible, le danois sentit l’envie de manger. L’envie de goûter. L’envie de mordre, d’avaler. Il humait l’odeur de la viande cuite. L’odeur terrible de la chaire humaine qui cuit, et avec infamie, il en eut faim. C’était une pensée terrible, comme si elle n’était pas de lui. Comme si elle s’implantait dans sa tête en parasitant toutes les autres. L’Augure sentait de plus en plus le contrôle lui échapper alors qu’il regardait juste là, juste sous ses yeux, les braises comme une sélection délicieuse de bouchée de feu. Et dans son ventre, le vide immense. Le néant. La peur d’un rien total.
Il fallait le combler. Il fallait le remplir. Il. Avait. Faim.

Il avait SI faim.

Les doigts tremblants, les dents serrées à se fendre l’ivoire, il vit avec effroi sa main gantée se tendre vers une braise fumante. Il se vit s’en saisit. Il la regarda cette braise. Il sentit le désir absolu de la fourrer dans sa bouche. De la manger. Il allait le faire. Il le devait. Pour combler le vide. Pour étancher la faim. Il le fallait… Il avait si faim.
La faim. La faim.

J’AI FAIM !!!

D’un coup, le hurleur remonta la manche de son manteau et plutôt que d’avaler la braise incandescente, il la plaqua sur la peau nue de son bras.

La douleur fut immédiate et lui arracha un cri de douleur mais il ne lâcha pas et pressa encore et encore. La peau brûlait, mais à mesure qu’il en sentait la morsure, il reprenait aussi le contrôle de son esprit, la maîtrise de son être.
La faim ne disparue pas, mais elle fut comme mise en sourdine.

Laissant la braise tomber au sol, le danois se remit debout non sans difficulté. Le manteau dégoulinant de neige fondue et de sang, il respirait vite mais ses mains ne tremblaient plus. La raison était revenue. Tout ça n’avait duré que quelques secondes mais avait bien faillit tourner au fiasco. Jakob n’aimait pas voir la situation lui échapper. Et plus encore, il n’aimait pas qu’on joue avec lui comme c’était le cas ici.
Il avait sur le visage un air terrible qu’on lui connaissait peu. Celui qu’on préférait ne pas connaître. Celui qu’en général on ne voyait qu’une fois, avant de disparaître.

Temporairement libéré de l’emprise psychique, la grande Mâchoire laissa Need le rejoindre alors qu’il récupérait sur le sol son couteau qui était tombé dans l’empoignade. Autour d’eux, le chaos éteignait des proportions qu’ils n’auraient jamais pu envisager, mais qui, il s’en rendit alors compte, se limitait à la stricte étendue du marché de Noël. Comme si ça n’allait pas plus loin. Comme si la portée du phénomène était localisée à cet endroit en particulier.
Il fallait bien qu’il y ait quelque chose derrière tout ça. Il fallait bien que quelque chose tire les ficelles et repende ces ondes mentales qui les rendaient tous fous…

Ces ondes…

Jakob comprit soudain et se tourna vers l’annihilatrice.

« Need… la musique… écoute bien la musique... » dit-il en lui saisissant le bras. Alors qu’il prêtait pour la première fois réellement attention à la soupe musicale qui était toujours diffusée sur les haut-parleurs grésillants, il constata qu’il y avait comme… un petit quelque chose de dissonant. Une variation subtile, un grelot de trop. Comme si en plus des arrangements mièvres on avait ajouté sur une autre piste un carillon maléfique. « C’est comme ça que ça procède... ça hypnotise par les ondes sonores ! Il faut qu’on trouve un moyen d’arrêter la musique !! »Lança la Mâchoire en pointant du doigt une petite cabane à l'écart de la foule et qui devait tenir lieu de local technique.

Ils avaient enfin une raison pour faire taire Maria pour de bon.



Enid Murdoch
Enid Murdoch

Yuletide Horror



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Need entend l’homme avant de l’apercevoir. Elle l’écoute s’amener à pas torturés, se traînant comme un cul-de-jatte ivre au milieu du pont de Westminster, un soir de nouvel an. C’est pas qu’elle apprécie pas les soulards, la gosse.

Elle aurait pas fait ce métier, sinon.

C’est juste qu’elle conchie les emmerdes. Comme y’en a une grosse qui vient de se matérialiser devant ses prunelles sombres et que ça lui rappelle ses pires cauchemars de quand elle était gamine et qu’elle se pissait dessus dans le noir, elle se pétrifie comme un cerf pris entre les phares d’une grosse berline. Ce qui se présente, c’est plus guère qu’un squelette dont les os sont reliés par des muscles boursouflés et des chairs grisâtre pendant en loques.

L’homme braque son regard brûlant sur elle. Ca transpire la terreur à l’état pur et le désir extrême. Il. Ca – corrige-t-elle automatiquement - cherche quelque chose. Son besoin s’impose, impérial, rasant toutes autres formes de pensée. L’être vient de passer une main dans ses cheveux, époussète sa chemise imbibée de fluides corporels dans un pantomime de politesse surannée.

Elle comprend. Il veut se rendre présentable.

« Avez…avez….quelque…manger. »

Il peine à articuler. Des filets de bave épaisse coule de ses lippes tuméfiées. Ca tombe sur le sol en petites flaques. Need veut lui répondre. Il ramasse une poignée de terre rocailleuse et se la fourre dans sa bouche torturée. L’homme sourit. Une grimace de tête de mort. Ses lèvres comme de mince bandes de cuir, laissent transparaître des dents cassées et jaunissantes, de la boue noire incrustée dans leurs interstices.

Son haleine est à gerber. Fruits pourris et ammoniac.  Elle le sait pas, Need, parce qu’elle a pas fait médecine et que ses culottes se sont jamais usées sur le banc d’une école mais ce qu’elle renifle, c’est la cétose. Le corps du pauvre type, dans un dernier sursaut pour survivre, décompose ses dernières réserves de graisse dans un ultime baroud d’honneur. Ce panier de pêches gâtées qui lui file la gerbe, c’est que le produit terrifiant d’un corps qui se consume lui-même.

Elle veut lui gueuler de reculer mais elle a pas envie que les copains rappliquent. Alors quand ça la percute, dentier en première ligne pour lui becqueter la jugulaire, elle se saisit du premier truc qui lui passe dans sous la poigne.

Un écailleur à poisson.

Le son est écoeurant quand ça se plante dans son œil droit dont l’humeur vitrée vient lui gicler sur le visage.

Il y a autre chose.

Et ça lui glace les os.

Là, sous sa chemise, elle où son autre main a glissé, y’a eu un mouvement. Quelque chose a grouillé sous la peau ou est-ce son imagination ? La sensation persiste sous ses doigts tremblants : une résistance sournoise sous la pulpe de ses doigts, comme si quelque chose avait réagi avant de se rétracter.

Elle observe le corps mort, haletante comme après des heures de course contre la grande Faucheuse. Son dos est trempé sous son cuir, ses phalanges crispées sur l’arme improvisée. C’est là qu’elle l’entend.

Jakob.

Elle en aurait chialé de soulagement. Presse la plaie béante de sa cuisse qui dégobille son hémoglobine et abandonne l’écailleur pour la lame finement ouvragée. Elle esquive les corps gavées jusqu’à l’extase, jusqu’à l’éclatement, et se rue sur le stand d’un apiculteur du dimanche. Sa silhouette disparaît un instant dans la foule avant de ressortir, couverte de miel frelaté et brandissant victorieusement une large galette jaunâtre, un sourire presque joyeux collé sur son visage d’ordinaire austère.

« J’savais que lire tous les bouquins qu’j’ai à la maison ça nous servirait bien un jour ! Prêt faire fermer sa gueule à l'autre grondasse, M'sieur Ulysse ? »

D'autorité, elle lui fourre l'objet cireux entre les mains tandis qu'elle enfonce son casque est sur ses oreilles, couvrant les beuglements de la Diva, par une envolée lyrique de guitare électrique et de grossièreté à faire rougir une mère maquerelle. Il est temps de mettre fin au gueuleton.

Jakob Morgensen
Jakob Morgensen

Yuletide Horror

ft Need

1994
tw : mort, deuil, body horror, difformités


Les cris et les jappements de peur. Les hurlements d’une foule affamée. Le brassage des corps qui s’entrechoquent. Les cheveux que l’on s’empiffre ; les graviers que l’on grignote ; les bibelots authentiquement made in china que l’on dévore. Le concert cacophonique de mâchoires en pleine mastication abjecte. Les dents qui craquent. Les estomacs qui s’auto-digèrent. L’infâme sonate d’un buffet à ventre ouvert. Enfer musicale le tout saupoudré de ses foutues clochettes en soupe commerciale.

Jakob en avait plein les oreilles. A vous retourner le cœur. La brûlure cuisante qui faisait vibrer la peau de son bras chassait la faim pour un temps, mais il savait que bien vite même le goût de la bile sur sa langue redeviendrait alléchant. Il fallait réussir à s’arracher à cette faim sans fin. A cette malédiction dévorante.

La solution lui tomba entre les doigts.

De la cire posée là par Need. Dans la marée humaine, contre le chant des sirènes. La protection des abeilles.

Brave petite. Tête bien faite. Fierté pour cette gamine plus futée qu’elle ne voulait bien le laisser penser.
Alors malgré l’infâme d’une situation inextricable, le Hurleur sourit. Un fin sourire à la référence valide. Une commissure un peu tirée dans les rides de l’orgueil face à sa protégée.

Sans se faire prier, le chasseur arracha un morceau collant et le roula entre ses doigts avant de le glisser dans son oreille. Immédiatement, ce fut comme s’il reprenait sa respiration après une trop longue apnée. Il sortait la tête de l’eau, passait de l’autre côté du voile qui troublait jusque là sa vue. Il se sentit comme arraché à cette fausse réalité imposée. Maître de son corps, de sa pensée.
D’un coup, la surdité partielle le libérait d’une emprise malsaine qui continuait pourtant de sévir. Il fallait en finir.


« Prudence, on ne sait pas ce que la Sirène peut encore nous réserver... » cria-il à l’intention de la jeune femme pour qu’elle puisse l’entendre malgré le casque qu’elle avait placé sur ses oreilles. S’ils étaient enfin parvenus à déterminer d’où provenait la source de cette démence collective, ils n’avaient pas encore rencontré en chair et en os leur véritable adversaire. Mais maintenant protégés, ils pouvaient avec moins de crainte aller au devant de la créature qui était certainement à l’instigatrice de cette danse macabre.
Et ils ne seraient pas trop de deux pour l’affronter. Car ils étaient sans arme, sinon les dagues qui ne les quittaient jamais.

Zigzaguant entre les chalands de plus en plus sauvages, Jakob se mit à courir tant bien que mal vers une des extrémités du marché. Là, il avait repéré une petite cabane discrète et un peu à l’écart des festivités. Il était certain qu’il s’agissait de la régie, et sans nul doute l’endroit où se terrait l’origine de leurs ennuis.

Arrivant non sans mal à destination, il jeta un regard à Need pour s’assurer qu’elle était prête, puis se saisit de la poignée de la porte et ouvrit à la volée.

L’intérieur de la cabane était, contrairement au reste du marché, très peu décoré. Ici les guirlandes de houx, les boules colorées et autre Père Noël en plastique étaient absents. L’espace dénudé était pourtant rempli d’une autre sorte de capharnaüm : Des câbles, comme un amas de serpents grouillants, des consoles aux loupiottes clignotantes et des tables de mixages offraient un contraste technologique au classique des décorations de fêtes dont ils avaient eu à souper jusqu’ici.

Mais ce qui intéressait les deux Hurleurs n’étaient en aucune façon le matériel sonore -somme toute de bien piètre qualité- mais plutôt la personne en charge de la diffusion de la bande son qu’ils n’avaient que fort peu apprécié.

Contrairement à ce que l’Odysée leur avait suggéré, ils ne tombèrent pas sur une créature mi-femme mi-oiseau, le visage charmant et le sein ferme (maudits artistes grecs).

C’était un homme -du moins le paraissait-il de prime abord- assez grand et maigre. Ses longs cheveux étaient gris comme certain lichen, et étaient si gras qu’ils semblaient mouillés. Sa peau, ponctuée de grandes plaques de psoriasis sec et crouteux, faisaient penser à la celle d’un serpent en train de muer. Le plus surprenant et décontenançant, c’était la taille impressionnante de sa bouche. Si fermée elle ne sortait en rien de l’ordinaire, dès qu’elle s’ouvrait c’était comme de visualiser un puits sans fond.

Lorsqu’ils ouvrirent la porte à la volée, la créature tourna vers eux sa tête étrange et écarquilla ses grands yeux jaunâtres. Il était toujours difficile de décrypter les émotions et les expressions des unseelies, mais il sembla à Jakob qu’il était surpris de les voir débarquer ainsi. Toutefois, s’il ne s’attendait visiblement pas à être dérangé, le monstre ne perdit pas une seconde à réagir.

Soudainement, ils virent son corps famélique se gonfler comme une outre que l’on remplit d’air, puis sa bouche s’ouvrit, encore et encore, à s’en décrocher les mâchoires.
D’un coup, un cri vif et perçant, comme une bourrasque d’orage, les frappa de plein fouet et les repoussa sur plusieurs mètres. Jakob chancela mais parvint à ne pas tomber. Malgré la cire qui lui bouchait les oreilles, il avait entendu presque distinctement le hurlement suraigu de la créature et un acouphène strident lui laissait un aperçu de ce qu’il aurait subit sans protection.

Quittant son repère mais sans s’éloigner du pas de la porte, la Sirène sortit de la cabane et dévoila à la lumière du jour des doigts longs et crochus comme des serres qui se terminaient par des ongles pointus et sales. Maintenant qu’ils pouvaient le voir à l’extérieur, ils pouvaient s’apercevoir des difformités discrètes mais malaisantes de ce corps étrange. Des jambes trop longues, un buste trop cambré. C’était bien un unseelie qui se présentait à eux, cela ne faisait aucun doute. Il ne semblait d’ailleurs pas inquiet à l’idée de s’exposer au public, d’autant que celui-ci avait autre chose faire que de s’étonner de cette physionomie pour le moins surprenante. L’air qu’il affichait, tout comme ce grand sourire satisfait, montraient qu’il ne semblait pas craindre ces deux invités surprises qui venaient le déranger.

Jakob ne savait pas comment cette créature faisait pour se nourrir, ni pourquoi elle avait fait tout cela, mais il était clair qu’elle tirait satisfaction et pouvoir de ce chaos gustatif. Et aux vues de la débandade à laquelle ils avaient assisté jusque là, le monstre devait être repu. C’était peut être un avantage: il serait moins vif car en pleine digestion, mais la Mâchoire soupçonnait au contraire des forces décuplées en pareille situation.

Cherchant le regard de Need, il pointa son cou puis y passa l’index dans un mouvement horizontal. Ils devaient parvenir à lui couper les cordes vocales. A trancher la gorge de la Sirène.

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