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Délivre-moi feat Joséphine Turner

Sybil Blackwood
Sybil Blackwood

Délivre-moi

feat. Joséphine Turner

Août 1994
tw : Mort, suicide, araignées


L’Obsession venait de toquer à la porte. Et ce n’était pas prévu.

*

Pas l’obsession qui hantait ses rêves, qui lui tendait la main face à son lit dans le noir. Ça c’était un reflet de la vraie obsession, la vraie fille.
L’Unseelie avait cru qu’elle ne pouvait plus rêver depuis qu’elle ne dormait plus, assise dans son lit pour faire semblant qu’elle était encore humaine. Elle n’était d’ailleurs pas sûre que cela soit des rêves, plutôt des hallucinations vaporeuses, des ombres qui se transformaient dans sa chambre. Elle s’en souvenait parfaitement, elle se souvenait parfaitement de l’odeur. Souvent en face d’elle, une fantomatique fille de brume qui tendait sa main vers elle. Sybil ne savait pas si c’était pour la poignarder ou pour l’inviter. Elle la voulait, sans savoir si c’était un désir destructeur ou sexuel. Qu’était-ce cette obsession ? Un souvenir ? Une prémonition ? Un tour de son esprit malade ? Chaque nuit elles s’observaient la brume et elle. Et chaque fois que l’Obsession lui tendait la main, l’Unseelie se lançait pour la dévorer. L’Obsession laissait alors place au vide. Elle restait à terre, immobile, comme un prédateur attendant le retour de sa proie. Et autour d’elle, les milliers de fils collaient à sa peau de marbre. Une toile d’araignée gluante qui s’enroulait autour de son corps glissant et humide. Dans son cocon, l’Obsession ne l’atteindrait pas.

Sauf que la fille, à l’origine de l’Obsession, était bien réelle. Et si l’esprit de Sybil tendait vers elle comme un rapace sur son rongeur, rationnellement elle devait se rendre à l’évidence. La chasse était menée par la fille. Joséphine Turner.

Jo-sé-phine. Ce nom sifflait à ses oreilles. Chaque fois qu’elle le prononçait, elle avait une manière de le savourer et d’essayer de le décomposer pour l’intégrer. Joséphine qui avait brandi son couteau dans cette ruelle. C’était la première fois véritable qu’elle aurait pu mourir. Correction. La première fois qu’elle avait senti une véritable menace, une possibilité que quelqu’un la tue. Correction. La seconde, l’Unseelie qui avait tué son père lui avait imprimé une sensation similaire même si la Blackwood avait enfoui ce souvenir bien en dessous de sa conscience. Cette fille avait été une menace mortelle. Sybil n’avait pas encore décidé si elle en avait envie. De mourir. De Joséphine aussi. Elle ne savait pas ce qu’elle désirait. Elle ne savait même pas qui elle était.
Sa nature d’Unseelie était en lutte contre son éducation. Ce qu’elle devait être se mélangeait avec ce qu’elle ressentait. Plus grand-chose, ou différemment selon le point de vue. Restaient les questions, l’impression d’être à un croisement et de rester assis. La mort était peut-être une liberté, mais peut-être existait-il une autre voie. La cruauté la sortirait de sa torpeur ou existait-il une autre voie plus complexe ? Sybil Blackwood oscillait comme un pendule.
Toujours était-il que la créature avait une certitude. Joséphine Turner était une hurleuse. Par ce fait elle était dangereuse. Seule une fille élevée dans leurs rangs aurait pu réagir ainsi dans cette ruelle. Ne pas s’être enfuie, avoir mis la main dans ce nuage de noirceur qu’était Sybil, n’avoir pas cillé devant ses yeux hypnotiques. Sybil avait aimé que Joséphine n’ait pas eu peur. Certes, elle ne s’était pas montrée sous sa véritable forme, mais c’était déjà ça. Certes, la fille avait voulu la tuer, pour de vrai, mais ça ne la rendait que plus attrayante.

Alors était née l’Obsession. La Blackwood aimait que l’Obsession soit rentrée dans le Manoir, son antre. Elle aimait y penser. L’Obsession était bien vivante. Et la fille était à son tour rentrée dans le Manoir. La suite logique. Hurleuse et Augure, en mal de maîtrise. C’était touchant. Sybil n’en avait été que plus attirée. Et pas peureuse. Il était de notoriété commune que Constance méprisait les Hurleurs. Sybil aimait à espionner cette nouvelle élève, consignant les rides de son front qui montraient sa souffrance, les cernes sous ses yeux, l’éclat de son regard, la finesse de ses doigts, dans ses dessins. Sa chambre emplie de toiles d’araignées collantes et de portraits griffonnés sur des feuilles volantes. Personne ne saurait.

La cadette Blackwood n’avait pas menti à sa mère mais elle avait tu sa rencontre avec Jo-sé-phine. Si Constance l’avait questionnée, elle lui aurait répondu, impossible de taire la vérité pour une créature. Inutile mensonge louvoyant, seule la sincérité tranchante pour les Unseelie. La vérité tranchante dans une vie ondoyante.

« Oui Constance, votre nouvelle élève a voulu poignarder votre … ce qui reste de votre fille. »

Cela aurait pu être amusant mais jamais la porte du Manoir ne se serait ouverte. Constance était protectrice, à sa manière. Elle avait interdit tout contact à Sybil. L’élève était une menace pour sa fille, Constance avait été formelle. Sybil avait compris.
L’Interdit avait-il créé l’Obsession ? Ou l’Obsession avait-elle été contrainte par l’Interdit ?
Secrète Sybile devait rester cachée. Pour son propre bien. C’était sans compter la curiosité magnétique qui poussait la créature à la chasseuse.

Alors, Sybil avait observé Joséphine, du haut de l’escalier, de sa fenêtre, derrière un tableau dans le mur, nonchalamment à travers une étagère de bibliothèque, la croisant toujours par inadvertance calculée. Toujours feintant l’indifférence. Il fallait jouer avec son chasseur. Puis la créature s’était sentie plus confiante au sein de son château, elle s’était approchée. Joséphine l’avait sans doute vue subrepticement dans le bout d’un couloir comme un courant d’air, puis à travers une porte dans la cuisine. Leurs regards s’étaient croisés. Quel délice d’attiser la curiosité de l’Obsession. Ce n’était que justice quelque part. Sybil songeait à sa mère, qui l’avait confronté le soir même, la première fois que Sybil avait croisé Jo-sé-phine. Pourquoi était-elle descendue ? Pourquoi Sybil pourquoi ?

« Je voulais la voir. »
Vérité.

Elle avait joué au piano, bien plus maladroitement que la musicienne, les mêmes airs qu’elle avait entendus dans ce bar. Des airs qui sonnaient lugubres dans ce Manoir froid avec ses hautes voûtes.
Constance était apparue, d’une fureur glacée devant le piano. Entre ses dents, un murmure implacable, cesse Sybil de jouer avec le feu. Secrète Sybil avait glissé jusqu’à sa toile pleine de satisfaction d’avoir interrompu la leçon.
La leçon… les leçons. Constance était dure, Sybil l’avait déjà pratiqué. Elle admirait le courage et la persévérance de l’Obsession. L’entraînement était une torture éprouvante, il réduisait le cerveau en bouillie, rendait fou, mais si le Don était là, il en finirait plus pur, poli par la souffrance. Constance apprenait à embrasser l’agressivité des dons, à entrer dans les esprits, puis à se fermer à soi-même. Son Don à la fille, Sybil l’avait ressenti en frissonnant. Il était partout, comme une électricité erratique qui se lançait en percutant tous les esprits alentours. La créature n’avait pas aimé ses intrusions, comme celles de sa famille. Les Augures étaient des fouineurs puissants. Elle en avait trop eu l’habitude. Son esprit en était devenu sombre, flou, silencieux. La porte s’était fermée en grinçant, opaque fumée qui éteignait les voix autour d’elle.

La créature s’était détournée un temps de l’Obsession, puis elle était revenue plus insolente encore. Elle avait laissé une part de gâteau sur la table de la bibliothèque, là où se tiendrait la leçon. Cadeau d’Unseelie. Puis la fois d’après, elle lui avait servi un grand verre d’eau fraîche, quand la fille était sortie de cette armoire noire dans laquelle Constance l’avait enfermée. Sybil avait ouvert la bouche pour lui parler, mais l’Obsession l’avait regardée et Sybil n’avait rien trouvé à dire. Constance était arrivée aussitôt.
La fois d’après, elle lui avait dit bonjour, elle lui avait souri. La fois suivante, alors que la fille quittait le Manoir, Sybil l’avait suivie dans la chaleur du début d’été. Elle lui avait couru après sur le sentier menant au portail. Et s’était trouvée de nouveau démunie devant elle. Quelle vérité dire ?

« Tu m’obsèdes. »
« J’ai peur de ce que tu représentes. »
« Pourquoi as-tu voulu me tuer ? »
« Qui es-tu ? Pourquoi t’acharnes-tu ?  Penses-tu à moi comme je pense à toi ?»
« Tu sens bon. »


« C’est… pour tes migraines. »

Et elle avait tendu un pot de confiture vide empli d’herbes séchés de son jardin. Elle avait fait en sorte d’effleurer les doigts de la fille. Sur le pot, l’écriture déliée à la plume « Infusion. ». Secrète Sybil. Sorcière Sybil. Tu joues avec le feu. Le feu qui te réchauffe, te brûlera.
Pourquoi une infusion ? Sybil avait fait poussé ces herbes qu’elle distribuait parfois à sa famille. Elle avait vu les sourcils froncés, les cernes de fatigue de Joséphine. Le Don était une malédiction. C’était la première fois ce jour-là, sous ce soleil mourant du début de soirée, dans cet entre deux qu’elles s’étaient parlées.

L’Obsession s’était alors adoucie. La réalité était différente que les fantasmes étranges et hypnotiques de la créature. Elle n’en était pas moins curieuse. La fille était là bien vivante, elle avait envie de la connaître. Pourtant...
La fois suivante, la créature était enfermée dans sa tour, crissant sur le parquet, sifflant, la créature n’était plus que ça. Cela faisait trois jours qu’elle y était. Le Manoir semblait figé dans l’attente d’une bataille qui n’en finissait pas. Les Augures de la famille étaient nerveux, épuisés ou extatiques, agressifs. Sybil les sentait. Elle jouait presque avec eux. Elle ne le voulait pas mais elle le faisait malgré tout. Les marches du sombre escalier menant aux combles avaient grincé. Elle avait senti l’esprit d’électricité de l’Augure hurleuse fureter à son étage. Intrusive. INTRUSIVE. La créature n’avait pas la clef de sa propre chambre. Des bestioles arachnéennes s’étaient échappées de sous la porte. Il en grouillait plus qu’à l’habitude dans le Manoir. En tendant l’oreille on entendait leurs pattes. Cela grésillait plus fort derrière cette porte, la troisième à droite dans le grenier. Le couloir était sombre, et glacée. De la buée se serait échappée d'une respiration. Une buée qui aurait été aspirée sous la porte, venant nourrir la créature. Au deuxième grincement des lattes de l’escalier, plus aucun bruit, plus de grouillement, plus de grincement. Et un cri si aigu que l’on aurait dit un crissement. Une plainte, si brève qu’on aurait cru avoir rêvé. Constance avait aussitôt appelé le nom de Turner et le sortilège s’était brisé. L’air était redevenu chaud, le soleil était de nouveau entré par les fenêtres, il n’y avait plus de bestioles. Derrière la porte fermée, la créature irradiait, dans un coin de la pièce, au milieu d’une gigantesque toile. La vague avait été refoulée, entrée derrière cette porte close.

La fois suivante, Jo-sé-phine l’avait cherchée, elle en était persuadée. Mais Sybil était restée loin, dehors. Elle n’avait trouvé le courage de lui reparler que la fois d’après. Elle lui avait même souri encore une fois. Elles avaient échangé encore, sur les leçons. Comment, entre deux êtres complexes, le contact était-il si simple ? Était-ce sa solitude qui la poussait vers l’autre comme ça ? Comment résister à son appel ? Comment éviter Constance et son regard inquisiteur ?

*

Cela faisait plusieurs jours qu’il faisait une chaleur inhabituelle pour Malfearn. Malheureusement pour Sybil, le Manoir était frais peu importait le temps. Alors elle avait passé la journée dans son jardin, salopette et grand chapeau de paille, drôle de créature.
C’était un dimanche pas comme les autres. Elle était seule, restée au Manoir, une réunion familiale les avait entraînés quelque part. Constance la maintenait à l’écart, la confiance était une fine ligne et les dernières crises de Sybil étaient sur le point de la rompre. Sybil ne voyait pas d’inconvénient à être écartée de ces rituels familiaux séculaires, le temps de faire ses preuves. Au moins elle avait eu le Manoir pour elle seule.
Le dimanche après-midi, Sybil avait été nerveuse comme une bête reniflant l’orage. Car les nuages arriveraient, elle ne pouvait l’expliquer devant ce ciel bleu, mais quelque chose en elle le savait.
Jo-sé-phine n’avait toqué sur la lourde porte du Manoir que vers vingt et une heures. Le soleil se couchait. La créature, héritière Blackwood, était affalée dans un fauteuil de la bibliothèque, un lourd ouvrage sur ses genoux. Les nuages d’un gris foncé s’étaient amoncelés en mer quelques kilomètres plus loin, ils grondaient sombrement. Sybil avait sursauté, elle n’attendait personne. Discrètement, elle avait jeté un œil en poussant un rideau du deuxième étage après avoir cavalé sans bruit dans les escaliers. Elle l’avait vue. L’élève de sa mère. L’Obsession. Quelque chose en elle n’allait pas bien, une nervosité dans les gestes, la façon de toquer un peu brusque comme si elle fuyait quelque chose. Jo-sé-phine, que caches-tu ? Que viens-tu faire ici ?
Une petite araignée s’était déposée sur la main de Sybil, elle l’avait regardée.

« Maman me tuerait. »

Elle avait fait la morte. Sauf que Jo-sé-phine n’était pas partie. Pourtant il n’y avait aucune lumière de ce côté de la maison et elle n’avait pas pu la voir. Qu’est-ce qui la poussait soudainement à venir à l’impromptu ? Sans Constance, elle ferait mieux de retourner chez elle, Sybil n’avait rien à lui apporter. Ses grands yeux se tournèrent vers l’araignée, comme si elle l’entendait dans sa tête. Elle entendait ce murmure, comme un espoir, et si Joséphine était venue pour elle ? Pour son infusion ?

« Il n’y a aucune raison qu’elle vienne me voir moi, ne me fais pas imaginer des choses. »

Elle s’était assise sur le petit fauteuil à côté de la fenêtre et elle avait attendu. Rien. La fille devait être partie. Le tonnerre avait éclaté, le chaos prenait place. Cela ferait du bien à ses plantes. Cela devait faire une bonne trentaine de minutes quand elle repoussa le rideau pour la deuxième fois vérifier qu’elle était bien partie.
Elle était toujours là. Joséphine Tête de Bourrique Turner. Les yeux de Sybil s’écarquillèrent. Elle n’avait vraiment pas l’air bien. Et leurs regards se croisèrent. Immédiatement, et trop tard, Sybil s’était reculée laissant le rideau reprendre sa place.
Les coups sur la porte avaient repris.

« Bonsoir Joséphine. Mme Blackwood n’est pas là... »

La lourde porte s’était ouverte face au déluge. L’intérieur n’en était pas moins effrayant. Il avait le seul mérite d’être sec. Sybil avait à moitié l’air de s’excuser, elle savait qu’elle n’aurait pas dû faire ce qu’elle faisait. Elle ne lui proposa pas de rentrer, ne laissant aucune place pour passer.
Un éclair frappa la route derrière Joséphine assez loin pour qu’elles soient en sécurité, assez proche pour éclairer le Manoir entier de sa lumière. Sybil haussa un sourcil, elle perdit son souffle. Non pas pour l’éclair, mais en voyant de si près le visage de Joséphine, des larmes de pluie coulant sur ses joues, ses cheveux plaqués.  Cela ressemblait tant à leur première rencontre qu’elle resta un temps figée. Puis elle se rendit compte que Joséphine n’allait vraiment pas bien. Contrairement à la première fois, son regard était presque suppliant. Etait-ce de la fièvre ? Des réelles larmes ? De la colère ? Avait-elle fugué ? Ça n’avait pas de sens, c’était une adulte. Était-elle venue la tuer pour de bon ?

« Entre. »

Et la créature se décala pour laisser le déluge entrer dans le Manoir. Elle n’avait pas pitié, elle sentit juste qu’elle n’avait pas le choix, c’était la voie qui s’ouvrait devant elle. Elle ne résisterait pas.

Le bruit de la pluie semblait s’étouffer dès qu’on entrait dans le Manoir. L’entrée était aussi majestueuse qu’intimidante, une immense pièce dont le plafond était le toit, un plafond aux airs gothiques, seuls les éclairs fournissaient une lumière aussitôt éteinte, faisant danser les ombres des balustrades en fer forgé. Dans le fond les deux grands escaliers menaient aux étages.
Tout ce qui venait à l’esprit de Sybil c’était des banalités.

« Tu n’as pas l’air bien. »
« De quoi as-tu besoin ? »
« Tu sens bon. »


« Il fera plus chaud dans la bibliothèque, j’ai allumé un feu. »

Elle avança vers une porte en dessous des escaliers. Elle se retourna pour maîtriser son trouble. A quoi bon être une créature si c’était pour se retrouver démunie face à son chasseur ? A quoi bon être cet entre-deux entre les hommes et les enfers si c’était pour être attirée par l’Obsession ?
Sybil se mordit la lèvre et repensa à sa mère, sa voix sifflante qui n'admettait aucune réplique. Cesse Sybil de jouer avec le feu.