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La musique adoucit les moeurs. Ft Josephine Turner

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Sybil Blackwood
Sybil Blackwood

La musique adoucit les moeurs

feat. Joséphine Turner

Mars 1994
tw : alcool


Sybil ne savait pas bien ce qu’elle faisait là.

Sa vie était rythmée comme du papier à musique. Elle se réveillait aux aurores, quand elle avait pu dormir, se rendait à l’hôpital puis s’en retournait chez elle. Jour après jour après jour. Parfois elle s’accordait une rapide visite à l’antiquaire de Malfearn. Parfois elle faisait une consultation à domicile, souvent hors de la ville. Et elle appréciait foncièrement cette sensation de liberté. Elle ouvrait la fenêtre de sa voiture, qu’il pleuve ou vente, et roulait trop vite.

Mais cette fois, c’était différent. C’était le milieu de la semaine, Sybil venait de finir bien tard à l’hôpital. Elle s’était retrouvée seule devant le grand bâtiment. Elle n’avait pas dormi. Elle avait entendu Constance pleurer, tout doucement dans la nuit. Sybil ne savait pas pourquoi elle l’avait entendu aussi distinctement, alors que Constance ne faisait aucun bruit. Peut-être avait-elle rêvé éveillée. Sybil avait repensé à son père.
La journée avait été longue. Un patient l’avait traitée de monstre car elle lui avait donné ses résultats d’examen sans les enjoliver, ce qu’elle avait encaissé sans broncher. Certains patients aimaient la franchise, d’autres moins.
Ses yeux étaient cernés, elle se tenait droite, mais son cœur portait le poids du monde, il lui semblait lourd dans sa poitrine. Alors, elle s’était dit que ça ne coûtait rien. Elle s’était déplacée malgré elle jusque dans la vieille ville. Sauf qu’à 21h30 en milieu de semaine, tous les restaurants étaient fermés. Elle avait fait demi-tour quand une lumière avait attiré son attention dans une ruelle.

Sybil n’aimait pas traîner dans la vieille ville. Déjà elle inquiétait sa mère, ensuite elle risquait de rencontrer des hurleurs, et enfin elle pouvait faire du mal facilement dans une de ses ruelles sombres. Ce n’était pas l’envie qui manquait, mais elle y résistait.

Elle observa l’intérieur par une fenêtre, il y avait plus de monde qu’elle ne le pensait, une petite quinzaine de personnes semblait manger leur dessert et regarder quelque chose que Sybil ne pouvait voir. Il avait l’air d’y faire chaud. Et comme d’habitude, Sybil frissonnait.

L’esprit de Sybil était encore en plein questionnement quand sa main poussa la porte. Elle était vêtue d’un Trench noir couvrant un tailleur et un chemisier blanc, portait des talons, ses longs cheveux étaient coiffés en queue de cheval, elle était maquillée sommairement. On la prit tout de suite en charge, elle n’esquissa pas un sourire comme à son habitude et demanda la table la plus au fond, la plus dans l’ombre possible. De là, elle pouvait observer toute la pièce.
Elle commanda immédiatement un whisky, de toute façon les effets de l’alcool s’étaient atténués depuis sa transformation. Elle évita de commander un dessert même si elle en mourrait d’envie. Sybil n’avait pourtant aucune idée de l’effet étrange qu’elle fit au serveur, une dame à l’air aussi jeune et bien habillé qui prenait un alcool fort, un alcool d’homme. Ce n’est pas la docteur Blackwood d’ailleurs ? Ça lui change de la blouse… elle n’a pas l’air commode cela dit. Elle fait plus vieille, on dit qu’elle n’a pas trente ans. Et toujours célibataire… tu m’étonnes avec cet air arrogant.
Sybil ne s’intéressait que peu à l’avis des autres. Elle s’était assise, son regard avait fait le tour de la pièce, un vieux couple, un homme au comptoir, deux amies, un groupe de jeunes au-devant de la scène, et un pianiste seul sur celle-ci.
Une pianiste.

Il y eut en Sybil une explosion aussi lumineuse qu’éphémère. Quelque chose qui la fit frissonner du bas de son dos jusqu’à ses oreilles. Elle ne savait si c’était un sentiment de terreur ou de plénitude. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle entendit les notes. Pourtant, il lui semblait bien que la pianiste jouait quand elle était arrivée. Elle ne pouvait en détacher ses yeux, c’était comme magnétique. Ses sourcils se froncèrent et elle ne répondit même pas lorsque le serveur la servit.
La seule solution qu’elle trouva fut de fermer les yeux. La montagne de questions et de sensations fut chassée par une vague de bien être. Le noir sublima la musique. Elle la laissa rentrer en elle comme si elle l’accueillait. Son visage se détendit et dans le même temps ses yeux apparurent plus creusés, ses épaules s’affaissèrent, elle ne sentait plus les griffes habituelles serrant son cœur. Elle n’eut d’un coup plus l’impression d’être sous l’eau, elle inspira longuement. L’ampoule à côté d’elle grésilla de manière inquiétante.
Elle se rendit compte qu’elle était sur le point de fondre en larmes alors elle fit un effort qui lui sembla surhumain, fronça les sourcils, pinça ses lèvres.

Il y avait en cet air de piano quelque chose qui résonnait en elle profondément. Alors qu’elle reprenait ses facultés de réfléchir, elle comprit. L’air joué au piano, était un air qu’elle avait déjà entendu, un air sur lequel elle avait déjà dansé, sa main dans celle de son père.
Sybil but une gorgée de whisky, ça lui piqua la gorge. Quel plaisir, quel heureux hasard d’avoir été ici au bon moment. Ses souvenirs étaient doux, elle s’y laissa aller. Personne ne la connaissait ici. Elle en avait tellement besoin. Évidemment, en se laissant aller, quelque chose de sombre en elle s’épanouissait aussi.

Devant la pianiste qui avait l’air au moins aussi jeune que Sybil, des amis à elle sûrement, semblaient l’encourager en silence. Mais rien n’atteignait la musicienne, emportée dans ses propres souvenirs, alternant puissance et douceur. Il y avait une lueur de feu, de vie, de passion, de doute aussi. Intrigante pianiste. Sybil était fascinée tant par le talent que l’attitude de la jeune femme. Elle crut un moment que celle-ci la vit. Pendant un moment, elle crut mais n’était pas sûre qu’elles échangèrent un long regard. Un regard, comme un fil doré passant au travers de tout le restaurant à la lumière tamisée. Fil brillant qui paraissait invisible aux autres. Les autres étaient tout aussi invisibles aux yeux de Sybil. Ils n’avaient strictement aucun intérêt. Un léger sourire déformait ses lèvres. Quelque chose en cette fille la fascinait, quelque chose en sa musique la faisait revivre. Elle sentait sa propre aura inonder tout autour, déborder d’elle-même.
Ce moment hors du temps… elle ne savait dire s’il avait duré 30 min ou 1h.
Dans une existence monocorde, Sybil se sentit plus vivante. Cela lui fit un bien fou. Elle ne la reverrait sans doute jamais cette petite musicienne. Pourtant, elle avait mis du baume à une journée maussade. Sibil avait des tas de qualités mais elle savait reconnaître un bon moment quand elle le vivait, et remercier la personne qui en était la cause. Aussi, elle sortit une ordonnance d’un confrère des urgences qu’elle avait remplacé et griffonna un croquis.
Elle ne devait pas traîner non plus. Ne pas faire de vague, et vite disparaître dans la nuit.
Elle avait fini son deuxième verre quand il sembla que le restaurant allait fermer ses portes, du moins les amis de la musicienne s’était approchés d’elle pour la féliciter. Sybil avait posé deux billets, bien plus que nécessaire et s’était enfuie comme une ombre. Le serveur n’avait même pas pu lui dire un mot.

Sans les billets, il aurait pu croire qu’elle n’avait été qu’une apparition, il en fronça les sourcils. Il n’avait même pas senti le courant d’air de la porte qui s’ouvrait.

Sur la table, l’ordonnance pliée en deux, sur le dessus de sa belle calligraphie à l’ancienne « Pour la pianiste. » et à l’intérieur un croquis de la musicienne passionnée sur son piano « Merci, j’avais oublié que la beauté avait un son. S.B »


Josephine Turner
Josephine Turner

La musique adoucit les moeurs

ft. Sybil

Mars 1994
tw : alcool


Ambiance piano

Dans la tempête de ses doigts emmêlés, l'océan des touches noires et blanches s'agite. Les notes se succèdent, s'entrechoquent et résonnent. L'harmonie s'emballe et les coeurs s'envolent. Mais c'est l'esprit de la pianiste qui le premier s'évade, alors que les arpèges l'enivrent d'un souvenir tendre... et douloureux. Les courbes floues d'un visage connu, perdu dans la brume d'un passé trouble, qui crescendo se précise. Des mèches poivre et sel, retombant sur les oreilles. Une moustache encore brune, vestige de sa jeunesse, surplombant une barbe presque blanche. Ce nez, qui ressemble au sien. Et ce sourire, jumeau de ses propres lèvres. Et plus que tout... ce regard. Yeux en amande, qui se plissent au moindre rire. D'un bleu clair hypnotique. Tu as son regard, petit corbeau. Et chaque fois que tu t'observe dans le miroir, tu le vois. Ton reflet, tu le fuis. A cause de ça... Parce qu'il te rappelle, tortionnaire inanimé, ce que tu as perdu. Il te rappelle à ta douleur, te souvient à ta détresse sans fin. Alors tu l'évite, autant que tu le peux. Un coup d'oeil, rien qu'un seul, suffit à te troubler. Un coup d'oeil, rien qu'un seul, suffit à t'en rappeler. Comme tu me manques... Mais la lueur de ton regard n'est pas le seul souvenir qui te hante et te mène au passé d'une enfance heureuse. Tes doigts qui courent sur le piano usé de ce bar au coeur de la vieille ville, sont eux aussi source de chagrin. Et alors que tu entame l'ascension de ce prélude de Bach, les images te reviennent. Assise sur le tabouret du piano, dans la maison familiale. Pas celle des Morgensen... Celle des Turner. La maison du bonheur, la maison des rires et du coeur. Maison fantôme d'autrefois. Assise sur le tabouret, regard figé sur le mouvement de ses propres doigts d'enfant, à tenter d'aligner les notes de ce prélude enivrant. Sourcils froncés, colère à l'âme de ne pas y arriver. Donnes-toi du temps, petit corbeau. Tu ne l'as eu qu'hier. Impatiente, la petite pianiste. Et alors qu'elle rate encore un accord, dans son souvenir, elle revoit son sourire, au-dessus de son épaule. Cet homme assis sur le tabouret, tout contre elle. Qui la regarde, amusé. Elle rougit, la petite, s'énerve de la remarque et continue de marteler le piano comme pour faire entrer la mélodie dans la mémoire de ses doigts énervés. Enfant sauvage, furie au regard déterminé. Ce prélude, elle l'a conquis, en quelques jours. L'oreille de son père trainant dans le coin, toujours...

La transe d'extase et de tendresse se calme. Dans le restaurant, au coeur de la vieille ville de Malfearn, le petit corbeau se réveille, a grandi. Les derniers gourmands dégustent une dernière bouchée de tarte au pomme, un flan au caramel salé, ou encore un fondant au chocolat tiède, l'oreille et le regard attirés par la pianiste aux iris piégées par le passé. Devant la scène, trois têtes qui semblent attendre avec impatience la prochaine chanson. Un regard pour eux, ses amis. Elle sourit, alors que le dernier accord résonne encore. Ses doigts relâchent les touches, les marteaux reviennent à leur place, silencieux. Un clin d'oeil, rien qu'un seul, pour ceux qui courageux affrontent la nuit froide de mars pour l'écouter.

Dernière danse

Alors elle se lance, l'artiste, dans sa dernière danse. Changement de registre, le classique rangé dans sa poche. Les doigts courent, sur le piano. Et les notes résonnent à nouveau entre les murs du restaurant presque endormi. Un rythme pour éveiller, un rythme pour clore un concert déjà bien trop long pour certains. Bien trop court pour elle... Respire, Josephine, emballe-toi et explose. Montre-leur... qui tu es vraiment... Et elle se laisse aller, dans la tourmente de sa fièvre musicale. Regard fou, extase de l'harmonie. Son oeil se laisse distraire une seconde et sonde le public parsemé. Assiettes vides, cafés engloutis. Ce n'est qu'après tout...

Bouh.

L'âme se fend, le coeur s'arrête. Dans la pénombre, une étincelle, un regard. Braqué sur elle. Dans son trench noir, sa queue de cheval bien serrée. Une ampoule grésille, elle ne le remarque pas. Les doigts animés d'une vie propre continuent de courir, alors qu'elle se laisse ensorceler. Les pupilles se captent, un instant, rien qu'un seul. Et dans le restaurant, l'espace semble se suspendre subitement, dévorer les sons et les corps. Un fil invisible qui se tend, relie deux âmes. Tout disparait. L'univers s'écroule. Et les doigts courent. Le souffle s'est coupé, le corbeau se demande... la connait-elle ? Les courbes de son visage, l'intensité de ses yeux... Quelque chose en elle se souvient, sans qu'elle ne puisse s'en douter. Les arpèges s'écartent, se rejoignent et soudain, le temps reprend. Doucement. Le fil se rompt, le lien s'estompe. Et la dernière danse s'essouffle d'une dernière mesure. Still loving you. Le mouvement de chaises, les applaudissements, tout explose et brise le silence. La musicienne se lève, face au public, salue. Sourire en coin. L'adrénaline des regards, posés sur elle. L'ego qui se gonfle, flattée. Une minute ou deux, peut-être dix. Peu importe. Enfin, elle descend de scène, court vers ses amis qui crient déjà, la félicitent. Le restaurant se vide alors que le patron la remercie, lui donne son cachet dans une enveloppe fermée. Le corbeau se sent pousser des ailes, l'âme apaisée. La femme dans sa tête, comme une réminiscence de son extase musical. Une tape sur son épaule, elle tourne la tête, tombe nez à nez avec l'un des serveurs qui lui tend alors un bout de papier. Elle le prend, il s'en retourne à ses tables. Sourcils froncés, son attention se pose alors dans sa main. Plié en deux, elle reconnait ce qui semble être une ordonnance des urgences, pour en avoir eu quelques unes... Corbeau aventureux. Pour la pianiste qu'elle lit, d'une très belle calligraphie à l'ancienne. L'ouvrant sans tarder, son coeur s'échauffe. Un croquis. Josephine, sur le piano. Une phrase... Merci, j'avais oublié que la beauté avait un son. S.B. Deux initiales... Le menton se relève, recherche dans la salle un visage, un regard, quelque chose. Rien. Dans le fond de la salle, sur cette table sous l'ampoule grésillante, la chaise est vide.

- Aller Jo, on y va ?

D'un mouvement de tête, elle acquiesce, piquée de curiosité. Sans pouvoir satisfaire cette dernière. Qui est-elle ? Pourquoi son regard résonne-t-il en elle comme un souvenir paré d'un voile de brume ? Par le bras, elle se fait tirer dehors. Le froid mord sa peau, des perles de pluie humidifient sa peau pâle. Elle ferme les yeux, inspire alors qu'une petite blonde la prend par la main. Elle se laisse guider dans le dédale des rues, les pensées troublées. Le dessin dans sa poche... Ils déambulent, jusqu'à trouver l'ombre d'un bar ouvert. Un dernier verre pour accompagner cette dernière danse ? Un des garçons court vers le bar, hurlant qu'il meurt de froid. Le corbeau se réveille, soubresaut au coeur alors qu'elle se souvient...

- Attends !

... que dans son euphorie, elle a oublié son carnet sur le piano.

- Je vous rejoins, j'ai oublié un truc !

Elle se détourne, sans attendre un retour. Et dans la nuit noire, elle court à en perdre haleine, sous la lune ronde et brillante de mars. Minuit sonne, alors qu’elle parvient jusqu’au restaurant. Fermé. Le visage collé contre la vitre, elle cherche désespérément un signe de vie, mais rien. Rien que la nuit noire et le silence. Et cette sensation dans sa nuque… comme un frisson. Comme un oeil qui l’observe. Comme… une ombre dans la nuit de la terrifiante Malfearn. Un instinct se réveille, celui de la hurleuse. Le corbeau serre les poings et sent la morsure glaciale des ténèbres tout autour de lui. Jo ne se retourne pas immédiatement. Sens en alerte, elle attend, juste un instant. Et se met en route. D’un pas mesuré, lent, elle arpente la rue, coeur en tempo d’un nouveau prélude en terreur majeure. La sensation s’intensifie, une ampoule grésille dans la rue. Une deuxième… Une minutes ou même dix, elle ne saurait dire. Le frisson de sa nuque se répand dans son corps… Et d’un mouvement, elle se retourne. Sa main se bloque sur ce qui semble être un cou. Et dans un élan de machine à tuer, hurleuse surentrainée, elle plaque l’ombre contre un mur. Croise son regard…

- Bouges et j’te plante.

La lame brille dans sa main.

Sybil Blackwood
Sybil Blackwood

La musique adoucit les moeurs

feat. Joséphine Turner

Mars 1994
tw : alcool


Hello Satan - Ambiance musicale

En dehors des contrastes saisissants qui faisaient partie de Sybil, de nombreux détails la rendaient différente au monde. Par exemple, elle filait dans la nuit et ses talons ne produisaient aucun bruit en tapant sur les pavés. Elle semblait glisser sans poids.

La morsure glacée, mouillée de l’extérieur sur sa peau en en franchissant le seuil de la porte avait finit de l’éveiller. Certes, elle était sortie de la chaleur du restaurant à contre-cœur mais son coeur justement battait toujours intensément. Le vent avait plaqué son trench contre elle, fluette jeune femme qui avançait contre les éléments avec une facilité déconcertante. La pluie avait eu vite fait de tremper l’intégralité de ses vêtements, ses cheveux, son visage. Son maquillage avait coulé.
N’importe qui aurait voulu vite se mettre à l’abri mais Sybil adorait que les éléments se déchaînent contre elle. Surtout après avoir vécu une plongée dans ses souvenirs. Quelque chose dans ces bourrasques l’excitait, reflet de la passion de la musique. Après cette parenthèse enchantée, les notes résonnaient encore à ses oreilles, elle croyait entendre Bach dans le ciel furieux. Elle sentit une liberté folle s’emparer d’elle. Elle était seule, personne ne sortirait par ce temps. Elle pouvait être elle-même. Elle pouvait elle aussi danser au son du piano, elle pouvait elle aussi ressentir l’émotion de la musique. Elle pouvait sentir la pluie, l’humidité. Elle pouvait lâcher sa carapace mentale et physique, personne ne la jugerait, personne n’aurait peur. Elle-même se sentait libérée de la peur l’espace d’un instant. Elle se sentait puissante et elle voulait profiter de cette puissance. C'était comme sortir d'un jean serré, desserrer son noeud de cravate, enlever son sac de randonnée, elle se sentait légère et forte. Forte de ses sensations, forte de sa nature intérieure. Elle se sentait appartenir à cette tempête, à cette musique, faire partie de ce monde chaotique.
Elle tourna la tête vers le ciel, jouissant de ce déchaînement climatique, laissant le ciel pleurer sur son visage d’un blanc neige. Elle se sentait si vivante, cette sensation l’enivrait.
Sa peau, sous ses vêtements, se couvrait d’écailles fines, souples. Et tandis qu’elle souriait ses dents semblaient moins humaines, plus saillantes. Les réverbères de la ruelle avaient rendu l’âme au moment où elle souriait au ciel laissant la pénombre envahir l’espace. Cependant l’ombre qui s’étendait autour d’elle n’était pas tout à fait naturelle, plus sombre encore que l’ombre nocturne. Comme si la lumière avait été absorbée à l’intérieur de Sybil, qu’elle n’était plus qu’une ombre. On ne la distinguait presque plus. Son esprit se fondait dans cette ombre humide. Cette ombre protectrice entourait sa véritable apparence si blanche et étincelante qu'elle aurait pu éblouir. Un nuage qui absorbait sa clarté, la protégeant.

A l'intérieur d'elle, un désir la démangeait. Elle avait cette envie de retrouver le fil invisible qui l’avait lié à sa pianiste. Plus qu’une envie, un besoin, une nécessité. Elle voulait respirer de nouveau. Ce désir de la posséder, de jouer avec elle, de la toucher, de récupérer sa passion, cela s’était engouffré en elle. Les odeurs devinrent plus nettes, elle pouvait sentir la pluie, les pavés, la fille. La fille qui s’était envolée de ce bar. Sybil et son nuage firent quelques pas en sa direction, changeant de rue.
Avec le poids de toutes les contraintes qui pesaient sur elle en journée en moins, sa nature ressortait, elle se déplaçait rapidement silencieusement, à l'affût, elle se sentait plus aventureuse, plus chaotique.


L'odeur était à la fois fraîche et rustique, de la menthe poivrée, du bois, du métal, quelque chose d’autre dans le fond. Elle en voulait plus. Elle savait que c'était la pianiste sans pouvoir dire pourquoi. Le drôle d’oiseau qu'était cette fille passa en courant dans la rue d'en face. Sa respiration hachée, le bruit de ses pas étouffé sous la pluie, ses cheveux plaqués par la pluie intriguèrent Sybil. Pourquoi avait-elle l’air si ébouriffée, aussi passionnée que devant son piano ? Quelque chose en cette fille débordait, quelque chose qui avait un effet magnétique sur Sybil qui voulait aussi de cette énergie, de cette passion. Elle en voulait si fort. Sybil ne bougeait plus car l’oiseau ébouriffé était passé comme un coup de vent. Sybil, pas encore rationnelle, pas encore effrayée d’être aperçue voulait graver ce moment hors du temps. Elle avait presque entendu le vent passer dans les vêtements de la pianiste. Elle avait presque senti plus près son odeur. Elle voyait ses cheveux humides, ses petites oreilles. Elle voulait continuer d'observer dans l'ombre. Arrêter les gouttes de pluie, changer le cours du temps. Sybil était persuadée qu’elle ne bougeait plus, qu'elle ne s'était pas approchée mais son regard pesait sur la nuque de la fille, sa brume épaisse la poussait vers elle.
Mais la fille ne la vit pas, elle fit demi-tour. Frustration, sifflement entre ses dents. Elle aurait voulu être calme, elle aurait voulu poursuivre sa route. Mais elle glissait immanquablement vers sa proie, l’entourait. Il faisait froid, bien plus froid que le mois de mars. Avec la brume, la température baissait. Le souffle de Sybil ne s'envolait pas en volutes de fumées car elle était elle aussi glacée de l'intérieur. Si cela continuait les flaques finiraient par devenir verglas.
A l’intérieur, l’humanité fragile de Sybil vacillait comme la flamme d’une bougie tandis que les lumières de la rue s’éteignirent.

Bouh. - Ambiance musicale

Et soudainement, une main enserra sa gorge contre un mur. Sybil, ou plutôt l’ombre floue qu’elle était devenue, apparence inconstante ne s'y attendait pas.

- Bouge et j’te plante.

Dans le noir, son sourire étira une fine ligne blanche qui transparut dans la brume. Enfin. Enfin, le temps s’était arrêté. La main était chaude. Sybil aurait aimé qu’elle serre encore. L’ivresse érotique de cette main, cette menace faisait délirer Sybil qui gardait ses paupières closes pour rester dans sa brume. Les fins doigts de la pianiste étaient prêts à la tuer ? Pourquoi pas ? Folle idée, douce idée. Etait-ce possible ? Elle avait tellement eu envie de s'approcher, cette fois le fil était si court entre elle. Cette main sur son cou l'électrisait, elle se dit qu'elle finirait par déclencher la foudre.
Pour Sybil, cela ressemblait à une étreinte. Un peu de chaleur. Du nuage sortit son bras, difficile de deviner que c'était son bras, cela ressemblait juste à une extension de brume jusqu'à ce que son doigt touche la peau de la pianiste. Doucement, d'abord hésitante puis ne déniant pas son plaisir, sa main droite glacée et humide caressa la joue de la fille. D'abord ce fut un doigt qui rencontra le cou, remontant pour enfoncer ses doigts dans ses cheveux sur sa nuque tandis que son pouce passait du menton à la courbe de la mâchoire, caressant sa joue et finissant juste avant l'oreille. Elle n’appuyait pas, elle voulait juste sentir la peau de cette fille, passer la pulpe de son doigt sur son visage. Elan de tendresse dans la noirceur. Du bout de ses doigts qu’elle avait enfoncés dans la chevelure de la fille, elle sentait pulser le sang dans ses veines. Elle sentait aussi cet esprit qui se tendait autour d’elle de manière diffuse, cette même poussée que sa mère avait quand elle essayait de rentrer dans la tête de Sybil. Elle n'était pas assez lucide pour se dire que la jeune femme était sans doute une Augure. Mais mécanisme de défense, l'ombre s'intensifia aussi bien physiquement que mentalement.
Sybil voulait absorber sa chaleur, son être, mais elle se retint. Elle ouvrit ses yeux, deux yeux jaune, reptiliens. Curieux. Elles se regardèrent un instant. Pas de danger dans les yeux de Sybil, pas de peur dans les yeux de la fille. Elle vit les gouttes d’eau tomber sur son visage, alors le temps ne s’était pas arrêté ? Elle vit son air dur, déterminé. Elle vit la passion et la douceur, la souffrance aussi. Elle suivait la courbe de son nez et de ses lèvres.

« Tu sens bon. »

Sybil aperçut alors la lame du couteau, tranchant la noirceur. Il était pourtant là depuis le début. Son sourire disparut, l’instant se brisa, une ombre de terreur passa dans ses yeux. Elle avait assez joué, continuer risquait de la mettre en danger. Qu’avait-elle fait ? Les questions affluèrent dans son esprit. Jusqu'à ce qu'un mot dépasse les autres. Fuir. Mais avant, respirer une dernière fois. Sa main droite se décrocha, semblant disparaître en un nuage qui se délitait.
L’ombre qu’elle était se pencha en avant de l’autre côté du cou de la fille. Son corps entier semblait n’être devenu qu’un nuage inconsistant. Ou alors n’était-elle plus qu’un long tentacule qui glissa par-dessus l’épaule de la fille ? Ou c’est entre ses jambes qu’elle glissa ? Le couteau ne rencontra que du vide, la main n’étranglait plus rien. Sybil s’évaporait, filait entre les doigts, glissait entre les jambes, l’impression qu’elle était là puis qu’elle s’était glissée, par un moment d’inattention, à travers la fille. Comme si elle était passée par-dessus son épaule, un bruissement simple, un murmure. Une vague impression d’avoir senti des lèvres froides se glisser sur son cou. Sybil n’avait pu s’empêcher. Elle avait enfoui brièvement son visage dans le cou, respirant cette odeur, y posant ses lèvres, si brièvement qu'une goutte n'avait même pas eu le temps de l'atteindre.
D’elle, ne restait qu’une impression de tournis, un frisson glacé. Des dizaines de bestioles étaient montées sur les jambes de la pianiste, des sortes de petites araignées rampantes qui avaient plus de huit pattes.


Une fois de l'autre côté, Sybil ne se retourna pas, elle s’enfuit le plus rapidement qu'elle put, elle prit n’importe quelle rue puis de nouveau n'importe quelle rue. Il fallait se mettre à l'abri. Elle tomba par miracle sur son sac qu'elle avait oublié dans une ruelle et l'attrapa à la volée. Ce n’est qu’à une heure avancée de la soirée qu’elle réussit à rejoindre sa voiture. Elle s’y assit, sonnée, trempée et resta ainsi dans cette voiture de parking aux feux éteints, les mains sur le volant, le regard fixe, tentant de faire le tri dans sa tête. Mission impossible.

Sa mère l’attendrait les mains sur les hanches. Sévère mais inquiète.
Elle ne se souviendrait même pas de son trajet. Mode automatique.



Josephine Turner
Josephine Turner

La musique adoucit les moeurs

feat. Sybil Blackwood

Mars 1994
tw : alcool, araignées

Une goutte de pluie explose sur son nez, la main crispée sur ce quelque chose qu’elle resserre entre ses doigts. Le ciel gronde et les nuages dévorent la lune, plongeant la ville dans les ténèbres. Le corbeau ne tremble pas face à la nuit. Regard déterminé, chasseuse de monstres. Ses doigts serrent un peu plus leur emprise alors que le ciel leur tombe sur la tête, ras de marée diluvien. Battements de cœurs en écho, comme la réminiscence d’un concerto macabre. Et Jo se transforme, les cheveux plaqués de pluie contre ses tempes. La musicienne au coeur tendre laisse place à la hurleuse aux tripes d’acier. Son regard d’océan tente de distinguer un œil, un visage, au coeur de cette brume d’enfer qui tournoie devant elle. Cette brume dans laquelle elle vient d’enfoncer son poing, se saisissant du monstre à pleine poigne. Sans peur. Formée pour éloigner ses terreurs et se battre pour les innocents. Peu importe les conséquences… Elle serre encore. Et sous sa paume, elle la sent. Cette peau glaciale où bat une veine terriblement sanglante…

Le temps se suspend.

Une veine qui bat. Un coeur qui se gonfle. Et le silence de la nuit criblée de pluie torrentielle. Qui es-tu ? Qu’es-tu ? Un monstre ou un humain… Les deux ? Josephine ne sait plus, depuis ce jour-là. Depuis qu’elle les a entendu, ses pensées. La supplier. L’implorer de l’épargner, hurlant son innocence et sa terreur d’être ce qu’il était. Un monstre. Mais en était-il un ? En sont-ils tous… La brume tremble, glisse dans l’air. La hurleuse n’a pourtant d’yeux que pour la noirceur devant elle lorsqu’un mouvement à sa droite attire son attention. Une extension de cette brume, qui se rapproche. Et une étrange impression… de douceur. Elle frissonne lorsque la brume entre en contact avec sa joue, glisse. Froide. Humide. La jeune musicienne retient son souffle, maintient son emprise, alors que le filet de brume caresse son cou, glisse dans ses cheveux trempés, frôle sa joue.
L’augure tend son esprit, cherche, pour découvrir une bribe, rien qu’une seule. Qui pourrait la convaincre de ne pas planter sa lame dans le nuage de brume. Trouver un indice, un message. Un nom. La brume s’intensifie, un mur mental lui fait barrage.

Lueur dans les ténèbres. Deux grands yeux brillants s’ouvrent, au travers du voile de brume. Figés, regard intense qui s’engouffre dans le sien, capte son être entier. Elles se regardent. La belle et la bête. Aucun danger, aucune peur dans les deux regards qui s’affrontent sous la pluie. Trois mots qui éclatent, presque sourds. La lame brille dans la main de la jeune Turner, son regard s’endurcit alors qu’elle entend la voix de son père en écho à celle qui vient de briser le silence. Le coeur palpite et l’instinct de survie reprend le dessus. Et tout s’accélère, le temps reprend ses droits. Jo n’attendra pas un signe pour perdre la vie. La lame glisse et s’enfonce dans le nuage de brume, les yeux jaunes se rapprochent de son visage alors même qu’elle retient toujours quelque chose dans sa main. Elle sent quelque chose glisser au-dessus de son épaule, frôler son oreille, caresser son entre-jambe. L’arme glisse dans le vide, là où une seconde plus tôt l’être de brume dansait. Et le froid glacial qui chatouille son cou, instantanément. Le tournis qui s’empare d’elle, une impression de frisson mortel. Et alors que son poing se relâche dans ce vide qui maintenant se dresse devant elle, elle les voit grimper sur ses jambes, la horde de petites bestioles. Sous la pluie, elle s’agite soudain et chasse les araignées qui se collent à elle.

- Bordel de merde ! Dégagez !!

Elles s’enfuient dans la nuit, les bestioles arachnéennes, fidèles de l’horreur. La hurleuse scanne les alentours, à la recherche du nuage de brume. Elle court sous la pluie, quelques minutes, se lance dans sa traque. Et rien. Lame en main, aucun indice. Pas la moindre trace. Comme un cauchemar… un rêve étrange évaporé. Elle passera une heure dans les rues nocturnes de Malfearn à traquer sa proie, hurleuse encore dévouée à son clan. Une heure et pas la moindre trace… et la seule certitude qu’un lien étrange venait de se créer entre elle et cet unseelie…

- Putain mais t’étais qui…

…..


Les larmes coulent, sur son nez. Elle grogne et râle entre ses dents, au fond de son lit. Roulée en boule, elle ferme ses yeux, fort. Sourcils presque collés aux joues. Front plissé de douleur, lèvres déformées d’une grimace terrifiante. Elle pleure. Dans son univers, dans une bulle qui est sienne, elle pleure. Dans sa tête, celle qui n’est plus sienne… elle pleure. Qu’est-ce que la solitude lorsque mille et une voix résonnent dans ton esprit sans le moindre espoir de répit ? Qu’est-ce que la solitude lorsque tu connais les grands secrets inavoués murmurés à mi-pensées ? Un jardin secret dévoilé, un temple sacré profané. Celui des autres esprits, qui se pressent dans ta tête sans carnet d’invitation. Et tu perds le contrôle. Trop de voix, trop de bruits. Trop de trop… La respiration du jeune corbeau se fait saccadée, irrégulière. Sanglots et terreur de n’être plus jamais seule… l’incertitude de retrouver son esprit vide, un jour, peut-être. Josephine Turner est loin de se sentir seule, et pourtant… entre les murs de cette maison, qui pourrait la comprendre ? Manoir de la folie et de la détresse. Deux augures et pourtant aucun des deux comprendrait ce que cela fait de tout savoir, de tout entendre. Même ce que l’on ne veut pas… les mots qui blessent, ceux que l’on pense sans les dire. Jo ne compte plus les fois où sa malédiction lui a offert des mots qu’elle n’aurait jamais dû entendre. Poignards meurtriers dans un coeur affaibli…

Cela fait trois jours. Cinq jours que le capharnaüm s’éternise dans son esprit, trois jours que l’apocalypse fait rage sous son crâne. Même la nuit. Impuissante face aux caprices d’un don trop complexe, elle subit. S’isoler, s’éloigner, est son seul remède. Pour mettre autant de distance que possible entre elle et les autres esprits. Pourtant, cela dure depuis trop longtemps. Là où d’habitude elle parvient à y mettre un terme en quelques heures seulement, elle n’y parvient pas. Cinq jours… et elle craque. Dans son lit, sous ses draps, les larmes ruissèlent de cette douleur qui l’accable. La porte claque à l’étage d’en bas, mais elle savait qu’il rentrait, bien avant cela. Ses pensées entrant en collision avec les siennes.

- Tais-toi… tais-toi… putain, ferme ta putain de tête…

Une voix l’appelle. Une voix ou une pensée ? L’augure ne parvient plus à faire la différence… C’est trop. Trop fort, trop longtemps. Un mal de crâne à l’image d’une perceuse contre son crâne. Lente inspiration, elle ouvre les yeux, sa manche venant balayer les larmes. Yeux rouges, elle se lève et enfile un pantalon, saute dans ses bottes, glisse dans sa veste. Sans un sac, rien qu’un carnet glissé dans sa poche, elle sort de sa chambre, descend les marches. Elle l’entend, dans la cuisine. Les bruits de verre qui retournent dans le placard. Elle les entend, ses pensées agacées de devoir encore ranger.

- Où vas-tu, Josephine ? Tu devais…

- J’vais voir madame Blackwood.

Mot magique, qu’il comprenne. Elle claque la porte, il ne dit rien. Et juste avant qu’il soit hors de portée, elle les perçoit. Ses pensées…
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