Maelström
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Should I stay or should I go - feat. Jakob Morgensen

2 participants
Josephine Turner
Josephine Turner

Should I stay or should I go

feat. Daddy

Janvier 1994
tw : fugue, dispute familiale, vulgarité, violence

Un verre s’envole, éclate contre le mur. Débris en fracas qui s’écrasent au sol, un liquide brunâtre dégoulinant sur la tapisserie aux motifs étranges. L’humidité s’imprègne, les gouttes glissent, lentement. Jusqu’au sol. Dans la maison familiale, l’atmosphère gronde. Tempête orageuse aux éclairs explosifs. Le regard fou qu’elle jette sur le sujet de sa colère, les poings qu’elle serre et contrôle, pour ne pas se jeter sur lui… Elle le sait, qu’il la maîtriserait en quelques secondes. Elle le sait, qu’elle ne fait pas le poids. Et ne le fera jamais. Et pourtant… elle sait qu’il ne lèvera jamais la main sur elle. Le corbeau agressif pourrait se jeter sur lui, serres menaçantes, qu’il ne frapperait pas. Contrôler. Maîtriser. Mais elle le sait, que jamais une main ne s’en prendrait à elle. Pourtant… elle reste à bonne distance, et de son regard fou, le fusille.

« QUOI ? Laisse-moi vivre ma putain de vie, j’suis plus une gamine !!! » qu’elle lui crache au visage. Les regards se cherchent, les regards se croisent. Et les murs tremblent. Sheperd’s Garden tremble. Une dispute, encore. Toujours. D’un mot, d’un regard perdu, une dispute. Un homme chargé d’une éducation difficile, presque impossible, face à une gamine révoltée. Revêche. Rebelle. Une gamine qui provoque, qui cherche, et qui trouve. Une gamine de vingt quatre ans qui n’est plus une gamine… Une femme au désespoir de sa solitude qui sans s’en rendre compte recherche une attention permanente, mais qui refuse que l’on se mêle de sa vie. Une femme enchainée dans son esprit… perdue… et qui hurle. Après une énième provocation de sa part…

Ce matin, au réveil, elle jubilait. Ce matin, elle ronronnait, dans les bras d’un amant. Punk aux cheveux noirs, rasé sur les côtés, punk aux bottes noires cloutées. La voix grave et le regard sombre. Vingt-sept ans, marginal et l’atout ultime pour faire rager l’homme qui toujours a veillé sur elle… Parce que ce punk, elle ne le reverra pas. Parce qu’elle sait qu’il n’est rien pour elle qu’une distraction. Parce qu’elle sait qu’il n’en vaut pas la peine. Mais elle l’a ramené, pour provoquer, pour exploser. Comme avertissement… Regarde-moi… je suis là… Et encore une fois, elle l’a lu, dans son regard… Ce jugement. Cet agacement permanent, cette étincelle piquée au vif. La désapprobation d’un père. Le fond glacial de sa pupille. Le manque total d’émotion sur ses traits, hors ce masque de condamnation. Quand me laisseras-tu grandir… quand me laisseras-tu prendre mes propres décisions sans les contester…

Face à son regard implacable, face à la froideur de ses mots, sa main s’empare d’un vase, non loin d’elle, sur une petite table ronde en bois. Les fleurs tremblent, l’eau frémit. Et la main se relève et s’abat sur le sol. Fracas après l’explosion. Le sol jonché de fleurs d’un rouge somptueux. Et les regards qui ne tremblent toujours pas, qui ne se quittent toujours pas. « C’EST QUOI LE PROBLÈME ?!! Il est pas assez bien pour rentrer dans cette baraque ? Il est pas assez bien pour toi ? Et s’il était assez bien pour moi, hein ?!! » Le silence seul comme réponse. La glace et le feu. L’explosif, mèche allumée. « Quoi ? Tu vas encore me regarder avec ce regard de vieux con aigri et juger tout ce que je fais ? Compare-moi à Lauren, tant que t’y es, tu l’as pas encore fait aujourd’hui ! » Elle gronde, fulmine, grogne. Et alors qu’elle meurt de lui lancer une nouvelle pique au visage, une voix résonne dans sa tête…

Pas la sienne.

Le coeur bondit, se déchire. La lèvre se retrousse, de dégoût. Le regard s’électrise, de rage. Et la jeune femme recule d’un pas, en manque de mots. Inondée de ceux qui résonnent encore dans son esprit de télépathe. Pouvoir de merde… Son coeur bat plus fort, alors qu’elle sonde le visage de celui qu’elle considère comme un père. Son coeur bat plus fort, alors qu’elle ne hurle plus. Qu’elle l’observe et qu’elle recule. « C’est ça que tu penses ? … Bah fallait pas prendre une telle responsabilité… T’es qu’un abruti. » Elle lui tourne le dos, décampe. Fuite dans les escaliers, jusqu’à l’étage, elle fonce dans sa chambre. Claque la porte. Les murs tremblent. La clé tourne dans la serrure. Son poing frappe contre le bois brut, un cri résonne entre les murs. De colère. D’agacement… Pouvoir de merde… Les pensées envahissent l’esprit perturbé. Une voix de femme, celle d’un enfant. Un vieillard et une gamine. Des voix, celles des voisins. Des pensées, qu’elle ne devrait pas entendre. Et par dessus toutes ces dernières… celle de son père adoptif. Plus forte. Et les mots tournent. Les mots blessent. Les mots la tirent dans l’abîme de sa détresse, de son malêtre. Une pensée formulée, plus mortelle qu’une lame en plein cœur. Les mains sur ses tempes, les yeux fermés, sourcils plissés, le contrôle lui échappe. Et elle agite sa tête. Soudain, elle se précipite vers sa radio cassette, appuie sur le bouton pour l’allumer, puis play. L’intro d’une chanson. Scorpions. Guitare envoûtée, grosse caisse énervée. Le son monte, volume au max. A en démolir les fondations de la bâtisse. Au milieu de sa chambre, elle espère que le bruit couvrira les voix…

Rock you like a Hurricane.

Dans la grande maison de Sheperd’s Garden, le silence gronde. L’atmosphère électrique remplacé par le malaise d’une dispute. Des mots de trop. Et à l’étage, plus de bruit. La radio s’est éteinte toute seule, arrivée au bout de la compile…

La fenêtre ouverte, les rideaux dansent sous les assauts du vent. Le soir tombe.
La chambre est vide.

Jakob Morgensen
Jakob Morgensen

Should I stay or should I go

My sweet little tornado

Janvier1994
tw : mort, violence, dispute


Tu te souviens Josephine, lorsque nous jouions à cache-cache autrefois ? Mes pieds que je laissais dépasser sous le rideau pour que tu me trouves en premier, et ces longues minutes à faussement te chercher pendant que, à moitié dissimulée dans tes peluches, tu riais les yeux fermés. Tu te souviens ma chérie, ces chocolats chauds qu’on buvait tous ensemble lorsque vous veniez me voir à la fin du service et ces six marshmallows que je mettais dans vos tasses fumantes ? Tu les revois ma petite tornade, ces beaux oiseaux de ton grand livre d’images, ces histoires qu’il fallait te lire et cette chanson à fredonner pour que tu t’endormes ? Tu y repenses parfois ma corneille, à tous ces récitals que je n’ai jamais loupé ? Le sourire vrai et l’œil brillant d’une étoile fière. Le premier à applaudir, debout avant tous les autres. Tu le sais, ma Jo, ma joie, de tout l’amour que j’ai pour toi ?

Mais parfois les souvenirs ne suffisaient pas. Parfois tout ce qu’il restait, c’était la douleur qu’on avait jamais pu effacer. Et pourtant, Dieu sait que Jakob avait essayé. Sans doute avait-il fait des erreurs, il le reconnaissait volontiers. Pourtant il avait fait ce qu’il avait pu, toujours, afin de rendre pour ses filles adoptives les heures moins tragiques et l’absence moins lourde. Il avait tout fait, tout ce qui était en son pouvoir. Il avait essayé de leur offrir la meilleur éducation possible, une belle vie, une communauté soudée à défaut d’une famille unie. Une lutte longue qui n’aboutissait qu’à un constat d’échec cuisant. Qu’à de la rancœur et du mépris, qu’à de la rage. Un bouillonnement ardent, des flammèches en couronne. Un feu, une explosion.

Alors face à toute cette tempête qui se déversait sur lui, face à cette hargne, face à la moquerie et au ridicule, Jakob répondait. Ce n’était peut être pas sage, mais la patience était une vertu dont il avait épuisé le quota depuis longtemps, du moins avec elle, avec Josephine. La plus jeune de ses filles était passée experte dans l’art de le faire sortir de ses gonds. Elle en maîtrisait les moindres rouages, plaçant ses cartes avec une malice qu’il ne lui avait jamais enseigné. Un don inné.

Il y en avait eu, des heures passées dans le bureau de la directrice de l’école lorsque lui prenait l’idée de répondre à un professeur ou de sécher les cours. Et toutes ces bestioles à moitié crevées qu’elle ramassait sur le bord de la route au cours de ses trop nombreuses fugues quand elle ne s’amusait pas à ramener le premier tocard croisé au bar.
En vérité, Jakob n’en avait cure de tout cela. Il n’avait pas à cœur de la voir exceller à l’école du moment qu’elle trouvait une voie qui la rendait heureuse. Il les avait soigné et nourrit tous ces rats, hérissons, oisillons tombés du nid. Et ce matin même, il y avait quatre assiettes à table. Oui quatre ! Parce que si cet énergumène à la coupe de cheveux invraisemblable était assez bien pour elle, il le serait pour lui aussi. Parce que rien de tout ça n’avait d’importance. Parce qu’il s’en fichait. Éperdument !

Parce que ce qui rendait Jakob réellement fou. Ce qui faisait exploser sa colère, ce n’était pas tous ces caprices, mais plutôt ce qui poussait sa fille à les faire. Il savait, depuis longtemps, il avait compris. Ce besoin qu’elle avait de montrer qu’elle était là. Ce besoin qu’elle avait de lui hurler qu’elle existait. Mais lui, lui il la voyait ! Il était là, toujours et pour toujours ! Alors pourquoi est-ce qu’elle continuait hein ? Pourquoi, après tout ce qu’il avait toujours fait, continuait-elle à agir de la sorte ? Avec cette rage dans le regard et ces piques assassines. Méritait-il ça ?

« Alors commence par te comporter comme une adulte» dit-il d’un ton excédé et cassant en accentuant particulièrement le dernier mot. Son accent du nord donnait à sa voix des sonorités coupantes, presque autant que ses deux yeux froids qui ne quittaient pas Josephine.

C’était toujours la même rengaine. Toujours le même refrain. La jeune hordière demandait à être prise au sérieux, elle voulait jouer la grande alors qu’elle interprétait encore et toujours le même rôle : celui de la gamine gâtée, capricieuse, entêtée. Et ça l’agaçait, le mentor, celui qui avait tout fait pour l’aider. Ça le rendait fou même, parce qu’il en avait assez de ce jeu là, parce qu’il savait qu’elle valait tellement, oui tellement plus que ça. Qu’elle était une personne épatante, une jeune femme au d’un talent fou, parce qu’il l’aimait comme la fille qu’elle était pour lui et qu’il enrageait de la voir ainsi gâcher sa vie à traîner dans l’ombre au lieu de briller, gâcher ses nuits avec des hommes insipides ; des hommes avec l’esprit si vide qu’ils n’avaient pas même la capacité de comprendre qu’elle se jouaient d’eux pour attiser sa colère à lui.
A l’extérieur, il paraissait encore avoir le contrôle, mais qui le connaissait savait la tempête qui s’agitait à l’intérieur. Un tremblement de la paupière, les doigts crispés sur le dossier de la chaise. L’eau sous la glace était en train de bouillir, de plus en plus. Des fissures se formaient, dans la douleur.

« Ta sœur au moins a la décence d’aller faire ses coucheries ailleurs ! » Le ton montait de plus en plus. Entre eux, la table en barrière ne parvenait pas à réfréner la colère. « Et quand à cesser de te juger, jeune fille, je le ferai quand tu arrêteras cette COMÉDIE RIDICULE ! » Les derniers mots étaient sortis en criant. Comme pour les accompagner, d’un geste brusque, il renversa la chaise à laquelle il s’agrippait jusque là puis frappa d’un coup sec et violent sur la table. Le choc fit trembler la vaisselle et tomber des verres dont certains roulèrent jusqu’à tomber au sol pour mieux s’y briser. « J’EN AI PLUS QU’ASSEZ DE TES CAPRICES ET DE TES ENFANTILLAGES !! ASSEZ DE ME FAIRE INSULTER SOUS MON PROPRE TOIT ALORS QUE TOUT CE QUE JE FAIS JE LE FAIS POUR TOI, POUR VOUS !! J’EN AI ASSEZ !! »

Assez de me recevoir ta haine et ton mépris. Assez de te voir ainsi gâcher ta vie. Assez de m’en vouloir de ce que vous êtes devenus, assez de cette douleur que je lis en vous deux. J’en ai assez… Si tu savais Jo… si tu savais comme parfois je regrette. Comme ils me manquent à moi aussi. Comme je voudrais les revoir. Comme j’aurai voulu que nos places eussent été échangé. Que je sois mort et que Hugh ait vécu. Comme je regrette parfois d’avoir eu l’audace de me croire capable de vous élever. Comme je regrette d’avoir pensé que je pouvais faire aussi bien que votre père. Comme je regrette de ne pas être parvenu à vous offrir mieux… *Comme je regrette de vous avoir adopté...*

La pensée s’arrêta aussi vite qu’elle avait fusé. Elle s’arrêta parce que c’était un mensonge. Parce qu’elle était la limite. Parce qu’il savait que ce n’était plus la raison qui le guidait mais l’épuisement de toute cette lutte.

Trop tard.

Jakob le comprit instantanément et instantanément, la colère qu’il avait à l’encontre de sa fille disparue pour s’orienter uniquement vers lui-même. Mais avait-il jamais été réellement en colère contre elle ? Est-ce que depuis le départ, ce n’était pas contre sa propre imbécillité qu’il fulminait ? Contre son impuissance à l’aider ?
Ça n’avait pas d’importance. Ça n’en avait plus. Parce que la pensée perfide avait été lue.

Un abruti. Oui. Oui il l’était. Un abruti fini.

Il s’était laissé aller. Il avait laisser ses émotions faire tomber les barrières mentales qu’il avait dressé pour que ça n’arrive jamais. Élever une enfant télépathe était un combat de tous les instants même pour un esprit aussi éprouvé que le sien. Il fallait cloisonner, enfermer, protéger ses propres pensées car il y en avait à ne surtout pas lui montrer.
Mais même un Augure de sa trempe pouvait avoir des failles. Surtout avec elle. Elle qui savait si bien lui faire perdre tous ses repères. Simulacre de père.

La jeune femme tourna les talons et quitta la pièce. Face à son dos, Jakob esquissa un geste pour la retenir mais il savait qu’elle ne croirait aucune de ses excuses. Il la laissa partir, posant les deux paumes ouvertes sur la table-barrière le dos courbé sous le poids de son erreur.

Enfer.

Des mèches d’un châtain désormais presque gris cachaient son regard fixe, son regard brûlant. La rage, la douleur, infiniment.

Enfer.

Un cri à l’étage. Un déclencheur. Il saisit la nappe d’un blanc immaculé, tira, renversa tout. Les assiettes, les verres, les bols et toute la nourriture qu’ils contenaient. Tout vola, tomba, se brisa dans un joyeux bordel, une cacophonie désespérée. S’il avait pu, il aurait retourné la table, jeté les tableaux au sol, explosé les vitres, mais à quoi bon...A quoi bon ?! A QUOI BON tout ça, tous ces efforts si c’était pour tout gâcher. Toujours.

Abruti

Il se stoppa, les yeux piquant et la bouche sèche, contemplant le désastre à ses pieds. Se prenant le visage dans ses mains, il plongea dans le noir de sa tête essayant d’y trouver un apaisement qui ne venait pas. Le cœur battant, la peur d’avoir été trop loin, cette fois. Au dessus de lui, la musique électrique se mit à résonner si fort qu’elle aurait pu réveiller les morts. Inspirant longuement, il se laissa porter par les notes criardes et la voix haut perchée.

The night is calling, I have to go

Tirant une des chaises encore debout, Jakob s’assit à la table défaite en poussant un long soupir. Il tira de la poche de son pantalon un étui à cigarette et un briquet qu’il actionna. En silence, écoutant les morceaux qui défilaient, il fuma, essayant de retrouver le contrôle malgré ses mains toujours tremblantes. Il fallait qu’il lui parle. Il fallait qu’il lui explique. Mais après avoir entendu cette pensée maudite, accepterait-elle seulement ? Si pour une fois sa fille pouvait faire preuve d’un peu de jugement. Si seulement elle pouvait cesser de se comporter comme l’enfant qu’elle clamait ne plus être.

Une lassitude violente l’envahit et il sentit alors une fatigue profonde l’engourdir. Ne pouvant se retenir, il pensa à Helen, à la promesse qu’il lui avait fait au moment de sa mort. Celle de s’occuper de ses filles.
Il ne pouvait pas baisser les bras. Il n’avait pas le droit. Même si c’était dur. Même si parfois il ne se sentait pas la force, il le leur devait. A Hugh et Helen, mais aussi et surtout à ses filles.

Jetant son mégot éteint depuis longtemps, le danois se redressa et se mit soudain en action. Il commença par ranger la pagaille qu’ils avaient causé. C’était un bien beau bordel en vérité. Oui vraiment, ils s’étaient surpassés. Alors qu’il nettoyait le sol et jetait à la poubelle la nourriture gaspillée, il chercha dans son esprit les mots qu’il dirait pour parler à Josephine. Pour lui faire comprendre que la pensée qu’elle avait entendu n’était pas réelle mais causée par la fatigue et la tristesse. Elle ne voudrait peut être pas le croire ni même l’entendre -et sans doute aurait-elle raison- mais au moins il l’aurait dit. Il devait essayer. Réparer les choses avant qu’elles ne soient brisées pour de bon comme la vaisselle entre ses mains. Avant qu’il ne soit plus jamais possible de faire machine arrière. Il y avait tellement de choses qu’il regrettait de ne pas avoir dites.

Tellement de temps qu’il avait perdu à se taire.

Le ménage terminé, mais toujours incertain dans la façon d’agir, Jakob monta l’escalier. La musique avait à présent cessé de claironner et la maison avait retrouvé un silence peu commun. Une tension planait pourtant toujours dans l’air et ce fut avec appréhension qu’il frappa à la porte de la chambre de sa fille.

Pas de réponse.

« Jo… Jo, c’est moi… » Toujours rien. Il s’y était attendu. Les mots étaient souvent durs entre eux, mais cette fois c’était différent. Jamais encore il ne s’était laissé allé à ce point. Jamais il n’avait pensé quelque chose qu’il regrettait autant. Quelque chose d’aussi faux. « Jo… il faut que nous parlions… je peux entrer ? » Le silence toujours pour seule réponse. Fronçant les sourcils, la Mâchoire tendit la main et actionna la poignée de la porte qui resta obstinément close. Un soupire souleva ses épaules alors qu’il tournait les talons et se dirigeait vers la salle de bain attenante. La traversant, il alla ouvrir la fenêtre et se pencha à moitié dans le vide pour regarder vers celle de la chambre de sa cadette. Ouverte… et au sol des traces de pas dans la boue.

Encore une fugue.

Josephine était coutumière des faits. Ca lui prenait souvent et toujours elle finissait pas revenir. Mais malgré l’habitude, comme à chaque fois, Jakob sentit l’angoisse et la peur lui saisir la gorge. Il quitta la pièce et redescendit l’escalier quatre par quatre, jurant entre ses dents.

Abruti qu’il pensait en boucle. Il aurait du s’y attendre. Il la connaissait par cœur.

Attrapant son manteau et les clefs de sa voiture, il sortit en vitesse de la maison pour se jeter à la recherche désespérée de cette gamine insupportable et effrontée. Parce qu’il l’aimait, parce qu’elle était sa fille.


Josephine Turner
Josephine Turner

Should I stay or should I go

feat. Daddy

Janvier 1994
tw : fugue, dispute familiale, vulgarité, violence


Les bottes dans la terre, les bottes dans les herbes. Un saut, genoux fléchis, elle se redresse. Tête relevée vers la fenêtre grande ouverte quelques étages au-dessus d’elle, elle devine un rideau blanc qui s’envole dans le vent frais de janvier. La tempête fait rage sous son crâne, les idées s’embrouillent et la colère enflamme ses tripes. Elle relève ses mains vers la maison alors qu’elle s’éloigne à reculon, sort ses deux majeurs qu’elle destine à celui qui se fait appeler leur tuteur. Celui qui a tout abandonné pour elles… celui qui a été un père, pour deux orphelines… celui qui regrette ce choix. Tout est clair, à présent. La jeune femme fulmine et grogne. La jeune femme hurle dans son coeur, de la haine qu’elle éprouve… pour elle-même. Pour cet homme grisonnant qui hante les couloirs de cette maison trop grande pour eux. Pour toutes ces années perdues, pour cette vie minable qu’elle subit. Ouvre les yeux, Josephine, rends-toi compte de tes privilèges. La presque adulte piétine l’herbe et les fleurs, alors qu’elle sort de derrière la maison, sac lancé sur son dos. Quelques vêtements, quelques affaires. Comme d’habitude… comme à chaque fois qu’elle ne sait plus comment faire, comme à chaque fois qu’elle se sent menacée. Abandonnée…

Il ne veut pas de toi. Il n’a jamais voulu de vous.

Sa voix résonne toujours, dans son esprit, claire, intelligible. Stupide pouvoir… stupide famille. Stupides hurleurs. Stupide ville… Sourcils froncés, mains dans les poches et grimace de hargne, Jo déambule dans la rue, sous la pleine lune qui s’élève déjà dans le ciel étoilé de Malfearn. Où ira-t-elle ? Peu importe la destination, tant qu’elle s’éloigne de cette baraque inondée de souvenirs qui soudain, s’effondrent. Il regrette… Il regrette l’adoption. Il regrette les années écoulées. Il regrette le fardeau d’avoir deux filles sous sa tutelle. Il regrette Jo… Il regrette ses colères… Il regrette…

- Ce fils de… il a dit qu’il regrettait ! Il a dit que…

Le verre embrasse ses lèvres, avant que le liquide amer ne glisse dans sa bouche, qu’elle le sente rafraîchir sa gorge et redescendre. Alcool dans les veines, ses pas l’ont mené vers ce bar, éloigné de chez elle. Un bar qu’elle fréquente assez régulièrement pour savoir qu’il y aura toujours un ami à qui se confier. A qui partager sa colère et ses déceptions autour d’un verre, ou plusieurs. Un ami, une oreille attentive, ou un barman payé à l’heure qui s’extasie des secrets des habitants de la ville. Le seul plaisir de sa soirée passée à servir des clients prêts à tout pour oublier ne serait-ce qu’un instant leur minable vie de citoyen lambda. Et ce soir, cette fille, au regard d’océan et aux mèches revêches. Sac déposé à ses pieds, assise sur le tabouret du bar, elle descend sa bière un peu trop vite pour son petit gabari. Tiendra-elle la distance ?

- Serres-moi encore une bière !

Le barman la regarde, de haut en bas. Plus une gamine, et pourtant, il croit en voir une… Mais Josephine insiste. Elle grogne et il s’exécute. Sa main attire la bouteille à elle, alors que dans sa poitrine se mélange un goût plus amer encore que cette bière qu’elle siffle. Un trop plein de sentiments et ce qui semble être autre chose… ni de la haine, ni de la colère. Un rien de tristesse. Une déception profonde et ce gouffre de chagrin qui s’étend un peu plus encore…

- Je savais que ce vieux con regrettait tout ça… je savais bien qu’il n’avait jamais voulu de nous… Tu vois, faut jamais compter sur les autres finalement, et moi c’est terminé. J’y retournerai plus, j’en ai ma claque de cette ambiance de merde et de ce gars qui… de ce gars qui…

Ses pensées s’embrouillent dans sa tête, elle sent l’alcool dans ses veines qui brûle et fait effet. Son cerveau tourne au ralenti et sa bouche crie encore. Encore de la bière. Encore de l’alcool, pour oublier le brouhaha qui fait rage dans son crâne. Ses pensées… et les voix. Celles des clients, celle de son père. Plus elle boit, plus les voix se font fortes… un inconvénient de l’alcool. La perte de contrôle…

- Putain, y a trop d’bruit ici. J’me casse.

Il la salue, le barman, d’autres clients l’attendent. Et cette fille-là est déjà partie, sac sur le dos, bouteille à la main, clope déjà glissée entre ses lèvres. D’un coup de hanche, elle repousse la porte, l’ouvre, manque de percuter quelqu’un.

- S’cuse…

Elle marche quelques mètres, avant de trouver un rebord de fenêtre sur lequel s’assoir. Le sac glisse au sol, le fond de sa bouteille semble encore trop loin. Une gorgée, deux, la moitié presque cul sec. Elle pose la bouteille à côté d’elle alors qu’elle cherche son briquet. Pas dans la poche droite de sa veste ni dans la gauche. Elle fouille un instant dans son sac, avant de se souvenir de l’endroit où il se trouve. La poche de son jeans. Cliquetis dans la nuit, la flamme brille dans la nuit, elle allume sa clope, tire une longue taffe. Mais les voix sont toujours là… malgré l’alcool, malgré ses efforts pour les ignorer. Les voix tournent toujours dans son esprit, d’un concerto tonitruant mêlé d’un vacarme désespérant. Elle ferme les yeux, plisse des yeux. Son crâne commence à bouillir de toutes ces voix qui ne sont pas sienne. De toutes ces pensées qui ne lui appartiennent pas. La ville n’est pas faite pour toi… Trop de monde, trop de voix. Une nouvelle bouffée de tabac, elle garde sa clope entre ses lèvres pour s’emparer de son Walkman. Casque sur les oreilles, elle appuie sur le bouton. La musique gronde, volume à fond.

Now there's a backseat, lover
That's always undercover
And I talk 'til my daddy say
Said, "you ain't seen, nothin'
'Til you're down on the muffin
And there's sure to be a change in ways"


Elle se relève, lance à nouveau son sac sur son dos. Au travers des cris de Run D.M.C, elle parvient toujours à les entendre gémir, supplier, grogner. Ces voix qui font écho à ses propres douleurs… Un atout pour les hurleurs. Une malédiction pour celle qui peut percevoir la moindre pensée… Josephine hait ce pouvoir. Parce qu’aujourd’hui, elle lui a fait découvrir la vérité. Celle cachée depuis tant d’années… Elle termine cul sec sa bière, abandonne son cadavre dans son sillage alors qu’elle titube dans la grande rue, s’éloignant du bar. S’éloignant de la ville…

Now there's a cheerleader
That's a real big pleaser
As far as I can reminisce
And the best thing of loving
Was her sister and her cousin
And it started with a little kiss, like this


S’éloigner des voix, lorsqu’elle n’est plus capable de les faire taire. Se glisser dans la nature, car elle au moins, elle ne pense pas. Elle se contente de vivre, de proliférer, de grandir sans penser. Alors Jo s’enfonce dans la nuit, Jo s’enfonce dans la lande. Ignorant la silhouette qui la traque… Ignorant le danger de la nuit. Oubliant qu’elle habite dans ce trou sans fond abritant des monstres qui la nuit venue se réjouissent de sortir. Jo titube, alcoolisée, perdue dans le hurlement de Aerosmith.

See-saw swingin'
With the boys in school
And her feet was flyin' up in the air
Singin', "Hey diddle diddle with a kitty in the middle"
And they swingin' like it just don't care
So I took a big chance


La télépathe inspire, les bottes dans la boue, le coeur dans la lande. Les voix se taisent, les unes après les autres, pour ne laisser la place qu’au swing du rock qui inonde ses oreilles. Peu importe qu’il regrette son choix… il n’aura plus à l’assumer car aujourd’hui, elle s’en va. Aujourd’hui, elle prend le départ. Et trouvera sa nouvelle vie, loin de cette ville, loin de la horde, loin de ce que l’on souhaite faire d’elle… Loin des regrets. Bientôt, Jakob Morgensen, tu seras débarrassé de la sangsue irrespectueuse qui te fait office de fille adoptive. Bientôt il ne te restera que le premier modèle, bien moins défectueux…

At the high school dance
With a lady who was ready to play
It wasn't me she was foolin'
'Cause she knew what was she was doin'
When she told me how to walk this way


Prends garde, petite hurleuse, au monstre dans la nuit qui te traque…

Jakob Morgensen
Jakob Morgensen

Should I stay or should I go

My sweet little tornado

Janvier1994
tw : mort, violence, dispute


Dans le noir de la nuit, l’anthracite du manteau se fond. Il se mêle aux nuances nocturnes, devient une ombre sous la lune. La toile claque comme une cape qui s’envole dans la course aux pas avides. Rapides. Les chaussures à chaque foulée soulèvent des éclaboussures d’une flaque aux allures glauques. Quelques feuilles mortes pour enjoliver le sol luisant qui glisse. L’hiver pleure une humidité de tombe. Le marbre vibre. Il fait froid.

Le cœur du hurleur battait plus vite encore que ne couraient ses jambes vers la berline vintage garée devant la maison. Ne prenant pas même la peine de fermer le portail derrière lui, il se rua vers la portière qu’il ouvrit à la volée avant de se glisser dans l’habitacle et de faire jouer le trousseau de clefs pour mettre le contact. Le grondement du moteur, en appel au tonnerre, répondit à son empressement et écrasant l’accélérateur, Jakob partit sur les routes comme un diable en furie. Il devait faire vite, le petit corbeau avait pris de l’avance.

Ce n’était pas la première fois que Josephine fuguait. Bien loin de là. Sa fille adoptive était devenue experte en la matière dès son plus jeune âge. Non contente de lui cracher régulièrement ses quatre vérités au visage, la benjamine Turner avait très tôt trouvé cette manière certes conventionnelle mais fort bien rôdé de l’inquiéter. Jakob ne comptait plus les nuits à arpenter les rues de Sheperd’s Garden à sa recherche, les soirées d’angoisse à appeler toute la communauté pour savoir si quelqu’un l’avait aperçu ou à rester à veiller sur son fauteuil qu’elle se décide enfin à rentrer au petit jour. Parce qu’elle rentrait, toujours. La fugue n’était pas une fuite réelle, ça ne l’avait jamais été. C’était le moyen que sa petite effrontée avait trouvé pour montrer que ça n’allait pas, hurler qu’elle existait par sa disparition soudaine.

Il avait essayé de résoudre cette situation, mais rien y avait fait. Les discussions étaient restées sourdes, les rendez-vous avec les psychologues scolaire vains. Leur relation avait continué tout en tension. Parfois sourire, parfois à se fuir.

Avec le temps, il s’y était fait.
C’était devenu habituel. Routinier.
Désormais, il ne quittait même plus la maison et passait juste un appel ou deux, soit à Polly soit à quelques bars du secteur où elle avait ses habitudes. Pour s’assurer que tout allait bien où pour venir la chercher parce que, trop soûle, elle s’était endormie sur un comptoir.

Mais ce soir c’était différent.
Ce soir, en ouvrant la porte de la chambre vide, en sentant la brise glacée entrer par la fenêtre ouverte, il l’avait perçu : un frisson à saisir la colonne, chaque vertèbre retournée d’un dégoût soudain ; et la saveur aigre d’un danger.

Sa main autour de la poignée, par image superposée à la réalité, était devenue une griffe aux ongles acérés. Rasoir d’argent à la gorge tranché, et le sang partout qui explose en fontaine souveraine.
J’ai mal. J’ai froid.
Danse pour moi, petite marionnette. Je te ferai des couettes et nous irons sauter des falaises en riant d’effroi. D’une oreille à l’autre.
La porte de la chapelle vogue et les anges s’endorment dans le fragment d’un écrin.


Ce n’était rien qu’une fugue. Une de plus. Mais pourtant s’il ne faisait rien, s’il restait à la maison ce soir, Josephine ne rentrerait pas, Jakob en était persuadé. Elle ne reviendrait pas au petit matin, les yeux rouges et le mascara en cernes. Elle n’irait pas dormir après une ultime pique. Il ne lui monterait pas de café pour se réconcilier. Il n’y aurait plus de drame et plus de larmes, mais plus de joie non plus. Plus de vie. Plus rien.

La nuit du chasseur.
Mais qui était le chassé ?

A vive allure sur les petites routes, la grande Mâchoire sillonnait le village, une sueur panique dans le creux de la nuque. Les rues étaient vides. Tout était calme. Le soir faisait sa place et chacun regagnait la sienne. Les fenêtres s’allumaient d’une chaleur bienheureuse qui ne l’attendait pas. Il jura.

Je suis désolé Hugh… désolé de ne pas avoir mieux réussi à l’aider... des pensées en pellicule qui tournaient en permanence dans le projecteur de son esprit fatigué.
Josephine méritait mieux.

Mieux qu’une vie à courir pour échapper à la misère d'une existence amère ; mieux que ce simulacre de père qui ne savait pas comment la rassurer, pas comment la sauver ; mieux que tout ce qu’il pourrait jamais essayé de remplacer. La douleur de trahir la promesse faite à ses amis de s’occuper de leurs filles était une tumeur dans le cœur du danois. Une rengaine qui le blessait chaque jour un peu plus sûrement. Si on ne pouvait lui reprocher d’avoir essayé, on ne pouvait que constater l’étendu de son échec, celui d’offrir à deux orphelines à semblant de vie normale. Mais peut-on seulement prétendre à une vie normale lorsqu’on a traversé pareilles épreuves ? Lorsque toute sa vie est destinée à la traque d’un fléau silencieux ?

Le pub où il se décida à entrer était calme. Quelques conversations dans une épaisse fumée de cigarettes, et cette odeur de bière renversée sur le bois d’un parquet poisseux. Il jeta un regard inutile avant de se diriger vers le barman qui essuyait des verres derrière son comptoir.

« Tu l’as vu ? »

Les deux hommes se connaissaient. Pas amis mais confrères. Des liens plus forts encore d’une certaine façon. Un signe de tête désolé accompagna la réponse.

« Oui, mais elle est partie depuis un certain temps… tu as essayé le Nancy’s ?
-Non… je t’emprunte ton téléphone. »
L’autre hocha la tête et laissa la grande Mâchoire contourner le bar comme s’il était chez lui. Sacro-sainte hiérarchie.
Il n’y avait pas beaucoup de bruit dans la salle principale, mais le silence se fit plus lourd encore lorsque le danois entra dans le bureau du patron, éclairé uniquement par une ampoule nue au milieu du plafond. La pièce était encombrée par des caisses de bouteilles et de fûts de bière aux lueurs d’aluminium. Dans un coin, une table vers lequel il se dirigea. Entre les piles de papier administratifs et un cendrier plein, il trouva ce qu’il cherchait : un téléphone vert mousse dont il attrapa le combiné avant d’indiquer un à un les chiffres sur le cadran rotatif. C’était si long.

La tonalité lui répondit. Une fois, deux fois, trois…

« Allo ?
-Polly, c’est moi.
-Jakob… tu sais quelle heure il est ?
-Est-ce que Jo est avec toi ?
-Je...Non… j’en déduis qu’elle s’est encore tirée ?
-… »

Un soupire las répondit au silence d’une évidence.

« Va te coucher Jakob… elle va revenir. Ce n’est plus une gamine et elle doit arrêter d’en faire qu’à sa tête.
-J’ai un mauvais pressentiment Polly…
-Tu as TOUJOURS un mauvais pressentiment sur tout Jakob. Bonne nuit. »

La communication fut coupée. Le chasseur resta interdit quelques instants, méditant les paroles de la tante de la fugitive. Etait-il en train de s’inquiéter pour rien ? Les visions ne montraient jamais qu’une certaine route empruntée par le destin et s’en écarter était facile. Il avait toujours tendance à appréhender l’issue la plus fatale pour s’en prémunir, mais à jouer ainsi les oiseaux de mauvais augure, il n’en récoltait que des angoisses à ne plus savoir comment les porter. Peut être vaudrait-il mieux écouter la sœur de Hugh, rentrer à la maison et attendre le retour de la jeune femme. Ils auraient alors tout le temps de s’expliquer. La situation serait réglée pour un temps avant qu’une nouvelle crise éclate et ainsi de suite.

La raison pour faire taire le doute.

Un soupire fit retomber ses épaules et il reposa le combiné sur son socle... mais à la même seconde, le téléphone se mit à sonner. Par réflexe, il décrocha.

« Allo ?
-Gael ? » C’était une voix d’homme, assez grave avec un fort accent du cru. Il la reconnut de suite comme étant celle de Carl Evans, agent de police de Malfearn de son état, et accessoirement un de ses indicateurs, comme l’était Gael Reece, le patron du bar.
« Non c’est Jakob.
-Jakob ? Tu tombes bien ! On m’a rapporté qu’il y aurait du grabuge du côté de St Pieter’s cross. Les gars de la brigade de Sheperd sont en chemin, mais je voulais voir qu’un des notres jette un œil… au cas où…
-Ok je vais aller voir.
-Tu es sur ? Je peux demander à Gael de…
-J’y vais. »

Le ton ne laissait pas de place au questionnement. La Mâchoire reposa le combiné, cette fois définitivement et quitta le bureau puis le bar, non sans avoir en deux mots expliqué la situation au barman dans un murmure pressé.

Puis le chasseur sortit dans le froid de la nuit. Il abandonna sa voiture. St Pieter’s cross était tout proche. C’était une des sorties du village. Une de celles qui menait à la lande. S'y trouvait une petite chapelle à la porte abimée par le temps. Un ange peint vous regardait passer sur le chemin.


Jakob se mit à courir.



Josephine Turner
Josephine Turner

Should I stay or should I go

feat. Daddy

Janvier 1994
tw : fugue, dispute familiale, vulgarité, violence

Sous la lune, ses jambes titubent. Sous sa lumière glaciale, elle chantonne les paroles de R.E.M résonnant dans ses oreilles. Loosing my religion… Les voix ont disparu, effacées par la lande. Les pas se stoppent quelques secondes, la hurleuse relève le menton vers les étoiles. Inspire. Expire. Ferme les yeux et goûte ce silence apaisant. Malédiction en demi-teinte. Entendre les pensées du monde, sans pouvoir les faire cesser. Pas toujours… Mais pouvoir s'emparer des secrètes paroles des autres, pour s'en créer des armes. Ou s'assurer d'une vérité. Josephine en use parfois, en abuse. Pour manipuler autrui, pour obtenir parfois quelques avantages… Sans remords, ou presque. Mais ce don, est trop gros à porter lorsque la cacophonie ne peut être contrôlée. Comme ce soir, accentuée par l’alcool et le torrent d’émotions de son coeur. La haine d’une enfant face à une figure paternelle qui pourtant a tout donné, sans se rendre compte du désespoir grandissant d’une fillette blessée par l’absence.

Elle rouvre les yeux, fixe la lune, reine de cette nuit de conflits. Grande, ronde, sa lumière retombe sur la lande silencieuse. Jo inspire à nouveau, plus longtemps. L’air frais de la nuit s’insinue dans ses narines, glisse dans sa gorge, elle sent la morsure du froid atteindre ses poumons. Et ses jambes se remettent en marche, titubent un peu plus alors que Freddy crie à ses oreilles une version acoustique déchirante de love of my life. Au refrain, elle parvient au bord de l’eau. L’iode vient chatouiller ses narines alors que les vagues ajoutent une drôle d’atmosphère à la déclaration d’amour qui résonne dans ses oreilles.

- Josephine…

Dans la nuit, un murmure. Quelques notes, pour recouvrir Queen quelques secondes seulement. Furtif, le souffle de la brise qui fait siffler la lande. La hurleuse lance un regard derrière elle. Rien. Rien que la lande et sa nature, la lande et son silence nocturne. La lande et ses secrets. La corneille se retourne face à l'eau et la nuit, face à ses colères et sa rage. Seule avec elle-même, elle s'enfonce dans ses doutes et ses détresses… Imagine un avenir sans eux. Un avenir loin d’ici, loin des obligations d’une famille au lourd passé. Loin du conflit permanent qu’elle est la seule à provoquer, sans pouvoir l’en empêcher. Comme respirer, un réflexe de survie. Crier pour ne pas se confier. La douleur trop intense dans sa poitrine, bien loin de se tasser. Parce qu’elle ne disparaît jamais vraiment… N’est-ce pas ? Elle devient seulement muette, comme une présence à laquelle l’on s’habitue. L’absence l’accentuant dans les pires instants. La douleur d’une âme déchirée par la mort… Rien ne s’oublie, tout devient silence et les plaies ne se referment pas. La détresse des du coeur, comme une éternelle nuit qui n’en finit pas.

- Josephine…





Un souffle, brise légère, nocturne. Une griffe gratte le sol humide de la lande… Un pas traîne, silencieux, un pas glisse, vers sa proie. Affamé. Gueule béante, gueule ouverte, une langue démesurée vient caresser sa lèvre. Il jubile face à son destin, face à l'innocente qui, ingénue, attend sa dernière heure. Douce odeur de menthe poivrée, mêlée de cuire et d'encre sèche. Quel cri poussera-t-elle ? Combien de temps se débattra-t-elle ? Il les aime fortes. Combattives. Pour faire durer le plaisir. Pour assouvir ses pulsions de carnage. Ses longs bras traînent dans la boue, griffes grinçantes. Lent, lourd, il avance. Traque. Se stoppe net. Elle s'arrête. Lorsqu'elle tourne la tête, il se dissimule dans l'ombre, fuit la lueur pâle de la lune. Son iris jaune dévore les courbes de sa proie, un instant. Sa langue fourchue glisse sur ses crocs, un liquide gras coule sur son menton. Il jubile. Le regard de la bête croise celui de la belle, mais la belle ne le voit pas. Et la bête s'imprègne de l’odeur de sa peau, encore inaccessible. Trop loin… Elle retourne le regard face aux vagues déchaînées sous la lune blanche. Il se rapproche, glisse, se mue dans l’ombre. Langue pendante. Il glisse, se rapproche, sans un bruit. Sans un souffle. L’un de ses bras démesurément longs s’étend, griffes qui poussent et s’étirent jusqu’à l’agonie douloureuse des possibles. Tendre un peu plus encore, jusqu’à la toucher… la caresser… l’agripper… la déchiqueter… qu’il n’en reste qu’un tas de tripes méconnaissables. Un centimètre à peine, quelques secondes encore. Il ouvre sa gueule, crocs de requins gigantesques prêts à croquer la chair fraiche. Encore un peu… juste un tout petit peu…

- Jo…

Mouvement vif, éclat métallique dans la nuit. Comme un pas de danse, une ballerine qui tourbillonne sur elle-même, bras écartés pour impressionner le jury. La lune se reflète sur la lame qui vient sectionner la main reptilienne, retombe lourdement sur le sol, écho du cri de douleur du monstre.

- Même pas en rêve, putain d’unseelie de merde.

Son prénom, qui résonne dans son esprit, d’une langue fourchue qui n’est pas la sienne. Des pensées affamées, pensées de meurtre de sang froid. Pas les siennes… Le seul esprit qui entre en collision au sien dans cette lande désertique. Jo et son instinct d’hurleuse pour lui sauver la peau. Jo et sa hargne pour se défouler. Jo et son sang encore imprégné d’alcool… Face à elle, une bête. Un visage d’ombres qui laissent entrevoir des crocs gigantesques, comme ceux d’un requin. Une langue de serpent siffle, alors qu’il hurle encore, son regard jaune fixé sur le moignon à son bras, pissant le sang. Est-ce réellement du sang… Grand, de deux têtes de plus que la corneille. Corps volatile, des formes se devinent sous la nappe des ombres. Fin, élancé, des membres démesurés qui le rendent maladroit. Il ne l’est pas. D’un mouvement fluide, il s’élance sur sa proie, gueule ouverte. Jo roule au sol, son sac s’écrasant dans son dos. Elle grimace, se relève, fait face, arme au poing.

- Tu tombe mal, toi… et arrête de penser aussi fort, tu m’casse les oreilles !

Il glisse, sur le sol de la lande, étrange reptile d’ombres, siffle et se rue à nouveau sur la hurleuse. Alors que leurs regards se croisent, qu’elle dévie son attaque et se rapproche de lui un instant, elle le reconnaît. Dans le bar, tout à l’heure. Il se planquait dans les ombres… sous une autre forme. Plus humaine. Moins diabolique. C’est un putain de traqueur, un psychopathe doublé d’un unseelie bien dégueulasse. Un duel pour la victoire débute alors, entre l’unseelie et la hurleuse, sous la lune, témoin de la nuit. Un coup pour un coup. Une rage pour une autre. Mais Jo voit trouble et sait que le temps est son allié, alors qu’elle sent ses tripes tournoyer. L’alcool et la chasse ne fait pas bon ménage…

J’emmerde le barman et sa putain de bière…

Une dernière danse, n’est-ce pas ? Elle roule, tournoie, rend les coups. Pas question de s’enfuir et de le laisser s’en tirer et buter un innocent. Lui, il ne mérite pas pitié. Ses pensées gorgées de chaire et de sang…

Son pied glisse. Elle tombe… Yeux ronds, elle croise son regard. Sa langue qui siffle, comme un rire malsain.

Fuck.

Jakob Morgensen
Jakob Morgensen

Should I stay or should I go

My sweet little tornado

Janvier1994
tw : mort, violence, dispute,


Ambiance:

Avait-il jamais couru aussi vite ?

Il n’y avait plus rien dans la tête de la grande Mâchoire.
Rien que la vitesse de sa course précipitée à travers les sentiers de la lande. Entre les bosquets de bruyère et les genévriers. Sur la terre friable mêlée de schiste et de sable. Des éclaboussures à se suspendre en l’air. Badam badam. Au galop et à la ruine.

A la fin du monde.

Le vent hurlait à ses oreilles. Les poumons en brasier infernal le suppliaient de ralentir, de s’arrêter. Juste un instant. Pour respirer. Il n’avait plus l’âge de ces folles débandades. Il n’avait plus l’âge de courir après les lapins de garennes en fuite.
Mais il n’y avait rien dans la tête du chasseur.
Rien que la nécessité de se presser. Avec la terreur d’une question.

Et s’il arrivait trop tard ?

Il faisait nuit noire. Depuis longtemps à présent tout n’était qu’ombre dans ce désert du monde. La campagne immobile était comme figée dans un lit d’obscurité rude.
La lune, seule spectatrice du paysage endormie, jetait son regard pâle sur le décor en détails. Elle faisait briller sa tête aux cheveux gris comme une couronne d’argent ; le halo d’un saint d’antan. Vraiment ?
Autour de lui : le chaos de son grand manteau gris. Anthracite, il devenait à la faveur de ce crépuscule une masse sombre comme l’abysse et formait des ailes tournoyantes. Valraven des contes d’autrefois. Immense créature hybride. Les plumes en froissement de tissu. Sublime. Un maelstrom à vous pourfendre l’air. Au ralenti. Un roi maudit en fuite. Et le murmure de la mer déjà.

Il faisait froid. Oui un froid d’outre-tombe. Comme si de la crevasse d’un glacier montait les ondes d’une morsure. L’appel du vide. Le danger en sautoir.

Et s’il arrivait trop tard ?

Et si… et si tout cela était une course pour rien ? Une vision faussée. Que Josephine était rentrée. Bien au chaud déjà dans son lit couchée. Elle aurait mal au crâne au réveil, râlerait devant sa tasse de thé mais tout irait. Le normal d’une situation banale.
Jakob avait beau essayer de se persuader qu’il en serait ainsi, son instinct aussi affûté qu’une faux le conjurait de poursuivre à travers les collines. Plus vite. Toujours plus vite.
Parce que dans son ventre, il sentait une main vicieuse lui saisir les tripes et les tordre ; dans sa gorge, le goût de la bile et dans son dos la caresse annonciatrice d’une fin sinistre. Il savait les présages. Il connaissait les augures.
Il en était un.

Alors qu’il allait toujours plus en avant, le voyant poussait en esprit la recherche de sa fille. Il tâtait mentalement les ténèbres comme on flaire une piste. Il cherchait la sienne. Les chemins empruntés, les sentiers remontés. Où t’en es-tu allée ma tempête ? En superposition de son regard perdu sur les dunes, des images floues défilaient comme un cinéma avant-gardiste. L’étendue des possibles passé à la loupe. Mode accéléré. L’intuition faisait le reste. Mais pouvait-il seulement s’y fier ?

Parce que soudain, une maladie était apparue dans le cœur du chasseur. Une infection vilaine à laquelle il ne devait prêter aucune attention. Mais difficile était la tâche dans pareille situation.
C’était la peur. Oui la peur qui soudain s’emparait de la Grande Mâchoire. Lui pourtant rompu à tout, il sentait dans ses genoux la fragilité d’une panique. L’impression d’avoir déjà vécu cela. Autrement. Pareil.

Pas encore.
Pas une nouvelle fois.
Il s’y refusait.
Il ne le permettrait pas.

Je ne te perdrais pas comme je les ai perdu eux. J’ai fait un serment tu sais ? J’ai dit à ta mère que je veillerai. Que je serai là. Toujours. Là. Pour toi, pour ta sœur. Alors je fouillerai tous les vallons, plongerai dans tous les cours d’eau. Je ferai tout ma tornade. Tout ! J’irai jusqu’en enfer même, si c’est là où tu te caches, petite.
Je tuerai le monde entier si seulement je pouvais ainsi te retrouver.
Je te le promets. Je te le jure ma fille.
Rien. Personne. Jamais.
Ne pourra jamais te séparer de moi.

Je serai là.

Alors Jakob s’arrêta. Il était arrivé en haut d’une petite bute qui dominait les alentours. Il respirait mal et tout son corps était à la torture de l’âge. Il n’y fit pas attention une seule seconde car une seule chose comptait. Une seule personne l’intéressait. Dans sa tête s’imposait de plus en plus les visions chaotiques d’un assaut sur le sable humide. Il se sentait étourdi par l’afflux permanent du futur qui incessamment s’imposait à lui. Il voyait des ombres. Des ombres à se battre. Des ombres à mourir, et la douleur sourde dans sa poitrine qui n’en finissait pas de s’ouvrir.

Il scruta les ténèbres. Cherchant tout, ne trouvant rien.
Devant lui s’étendait la mer. Immense. Noire. Terrifiante dans l’étendue de ses jeux de miroir. L’astre nocturne y valsait par vagues. Ces dernières s’écrasaient contre les rochers et les falaises comme une charge de cavaliers lancés à vive allure. Presque qu’on les entendrait crier. La fierté sauvage du paysage. Et les vents toujours de hurler, de plaquer et claquer son grand manteau dans les échos en mirage. Où te caches-tu enfant pas sage ?

Soudain, alors qu’il tournait sur lui-même, avançant d’un pas, reculant d’un autre dans toutes les directions possibles, Jakob les vit.

Loin. Trop.

Sa fille.

Et en face se tenait quelqu’un. Quelque chose. Rapide comme l’ombre. Dangereux comme le néant qui l'avait vu naître.
Le sang du danois se glaça alors que d’abominables visions s’emparaient de son esprit. Il n’y était pas mais il vit. Il vit ce qui allait se passer. Comment ça allait finir.

Il se remit à courir.

***

ambiance:

Comareg n’était pas d’ici. C’était un marin.
Contrairement à certains qui restaient toujours accrochés au même équipage, lui préférait changer à son bon plaisir. Il allait ainsi de ports en ports, de mission en mission. Enchaînant les chaluts comme on change de chemise. C’était bien pratique. Ca lui permettait de ne pas passer plus de quelques jours au même endroit. Juste assez de temps pour faire le tour de la place. Un peu de repérage suivi d’une chasse bien menée. Un repas. Et retour en mer.

Comareg n’avait pas toujours été ainsi. C’était lointain, mais il se souvenait encore parfois de comment il était avant. Avant le changement. C’était arrivé une nuit de tempête. Une vague un peu trop grande était passée par dessus le bastingage et l’avait emporté. Il était tombé à l’eau. Une eau noire et froide comme la mort. Il avait bien cru que c’était son heure. Qu’il allait se noyer. Au lieu de ça il avait perdu connaissance et s’était éveillé au petit jour sur une plage bien loin de chez lui.

Chez lui. Comareg n’y était pas retourné depuis. Il avait d’ailleurs oublié où ça pouvait bien être, chez lui. Il avait oublié le chemin tout comme les gens qui avaient du autrefois être de sa famille. Ils étaient peut être tous morts maintenant. C’était il y a longtemps. Le monde avait changé. Lui plus encore que le monde. Après la tempête, il avait tout de suite comprit que quelque chose en lui n’était plus pareil. Il était plus fort. Beaucoup plus fort. Et il avait faim. Si faim. Et à mesure que son être mutait grandissait toujours ce vide en lui. L’absence qu’il ne parvenait à combler par le biais d’aucune nourriture qu’il connu.

Comareg n’avait jamais envisagé manger de l’humain. On lui avait expliqué petit que ce n’était pas bien. Pire, que c’était dangereux. Il y avait cru. Mais depuis la tempête, il n’était plus tout à fait humain Comareg. Alors pourquoi ne pas en manger ? La première fois, il avait grimacé, mais dès seconde bouchée, le plaisir satisfait l'avait emparé sur les scrupules. A l’inverse de toutes les autres nourritures terrestres, l’humain le contentait. Mieux. Il s’en délectait ! Aussi avait-il commencé, à mesure il se transformait, à apprendre à chasser. Il avait été pécheur si longtemps. Ca ne devait pas être bien différent ?

S’il chassait pour se nourrir, avec le temps Comareg avait fini par affûter sa sélection. Il avait des goûts à présent. Ce qu’il préférait, c’était la saveur du désespoir noyé dans l’alcool.
Ce soir, il avait été comme bien souvent trainer dans un bar. On y trouvait tout ce qu’il fallait bien souvent. Des perdus de la vie, le corps affaiblit par les verres trop vite enchaînés. Pas qu’il eut besoin de ça pour maîtriser ses proies. Il était fort à présent. Et grand. Bien plus qu’eux. Ces petites fritures qu’il saisissait entre ses griffes, ces en-cas savoureux dans lesquels il aimait planter ses crocs alors qu’ils étaient encore en vie. Meilleur était le sang. Frappé!

Ce soir, Comareg était content. Il était tombé sur une petite sotte totalement torchée de qui il comptait bien faire un festin. Son bateau partait à l’aube, il avait donc quelques heures encore pour jouer un peu avec sa nourriture avant de la dévorer. Il n’en resterait rien. Quelques vêtements qu’il jetterait à la flotte ou qu’il laisserait aux mouettes. Oh oui. Ça allait être chouette.

Sauf que voila Comareg. La petite sotte avait des griffes et elle s’en servait. Ce n’était pas prévu, et la douleur de la main manquante irradiait dans tout son être sauvage. La langue serpentine frappait l’air avec appétit. Les écailles d’ombre frissonnaient de désir. La haine s’accrut comme la faim. L’envie soudaine de la déchiqueter, de la lapider. Une éloge de la barbarie que ça serait !!
Et les voila de valser dans le sable. Et la voila qui peine de plus en plus la petite sotte. Elle est humaine après tout. Comareg lui ne l’est plus. Il est fort, même une main en moins. Et qu’est ce qu’une main en moins lorsqu’on est un reptile de fumée ? Qu’est ce que le matériel lorsqu’on est au dessus de la réalité?

Alors Comareg se tient face à la petite garce qui vient de tomber au sol. Il la regarde de son œil torve, hume son haleine d’un coup de langue dans l’air salé. Il voit sa poitrine qui se soulève bien trop vite, et la perle qui glisse sur sa tempe. Elle s’est bien débattue, mais c’est la fin. Peut être n’en sera-t-elle que meilleure ? La chaire bien chauffée sera peut être plus tendre ?
Il se pourlèche les babines d’où s’écoule une bave visqueuse. Il s’avance, levant une patte aux ongles longs et acérés. Il va frapper. Il va la tu…

Ambiance:

Un grand choc retentit soudain dans la lande.
Deux masses sombres se rencontrèrent. L’espace d’une seconde, un éclat d’argent brilla sous le regard de la lune et un nouveau hurlement déchira l’air.

La bête recula, tenant ce qui devait être l’un de ses flancs avec ce qui lui restait du moignon de son bras. L’autre agitait l’air pour essayer d’attraper ce qui venait sans prévenir de surgir. Mais les griffes ne trouvèrent qu’à se refermer sur le vide.
Déjà, Jakob avait prit position. Malgré le souffle qui lui manquait, il se tenait, droit, immuable, entre l’unseelie et Josephine. Dans sa main, entre ses doigts assurés, était apparue une dague à la lame fine. Le métal froid dans lequel elle était forgée était frappé de symboles inconnus à la lecture profane. Maintenant qu’ils étaient couverts du sang de la créature, ils semblaient luire dans la nuit et réclamer une nouvelle tournée.

L’ennemi blessé le regarda avec une haine à laquelle la Mâchoire était habituée. Il pouvait lire dans ses yeux jaunes et brillants le peur des carnivores soudain traqués. Des profondeurs de son ventre mugissait un grognement infâme. Ses dents avides claquaient d’impatience. Il était furieux. Il était à point.

« Je crois que tu as choisi la mauvaise proie...»

« Ah tu crois ?? » répondit la bête dans un caquètement proche du rire. De sa gueule ouverte postillonnaient des gouttelettes d'écume verdâtres. S’en dégageait une odeur de marée et de charogne mêlées. «  Je crois plutôt que je vais vous manger. Vous manger tout les DEUX !! » cria-t-il avant de rire à gorge déployée.

Étrangement calme, Jakob profitait de cet échange rapide pour reprendre le souffle qui lui manquait. Lentement, comme pour mieux narguer son adversaire, il leva le bras et brandit vers lui la pointe de sa lame.

« Non tu ne le feras pas. Car ce soir c’est toi qui meurt... » La prophétie était tombée.

La bête se jeta en avant, dans son bouquet de fumée toutes écailles hérissées. Mais malgré la fatigue, il en fallait bien plus pour tétaniser la Grande Mâchoire. Le laissant venir à lui, sur lui, le danois ne se décala qu’à la toute dernière seconde. Comme un matador qui esquive le taureau, il pivota les épaules pour se dégager de la charge. Profitant de la proximité, il porta un nouveau coup, puissant, profond, de sa lame d’argent. La chaire s'ouvrit, libérant un nuage noire comme la nuit. La créature mugit à nouveau et chancela avant de se reprendre. Pas mort encore, mais blessée dans les fondements même de son être. Voilà la façon des hurleurs. Voilà leurs manières. Blesser assez. Blessez profond pour espérer voir se fendre la carapace. Et alors, alors trancher cette vilaine tête.

Mais il en fallait plus. Un seul coup ne suffirait pas. Ce n'était après tout plus tout un fait un homme que le danois affrontait ce soir. Il fallait du temps et de la patience. Ca tombait bien, contrairement à son adversaire, il n’en manquait pas. Il passait donc, d’un côté à l’autre, aussi fuyant qu’une ombre pendant que le monstre fendait l’air en cherchant à l’attraper. Des grognements frustrés suivaient les jappements de douleur. Petit à petit, la bête se fatiguait alors qu’au contraire, Jakob lui semblait reprendre des forces. Il bougeait peu en vérité, mais avec une précision surprenante. L’âge et l’expérience lui avait appris qu’il valait mieux économiser ses forces plutôt que de tout donner en mouvements futiles.

Au bout de quelques minutes, ce qui servait de sang à la créature avait imbibé le sable sous leurs pieds. Pourtant, elle se tenait toujours là. Et toujours Jakob se dressait entre elle et sa fille. Droit comme un des rocher contre lequel la mer venait se jeter.

Alors, il tourna le dos à son adversaire et tendit sa main vers Josephine.


« Ensemble ? »


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