Maelström
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Le spleen - Ft. Ange

2 participants
Dafydd Lloyd
Dafydd Lloyd
TW : imagerie horrifique, mort, drogue.




In a sea of faces, in a sea of doubt
In this cruel place your voice above the maelstrom
In the wake of this ship of fools I'm falling further down
If you can see me, Marian, reach out and take me home


- Marian, Sisters of Mercy




La fumée sort de tes lèvres pour s’entremêler à l’air humide et froid de l’hiver. Ces gauloises finiront par te tuer, c’est ce que dit toujours ta vieille mère. Même à l’aube de la quarantaine, elle continue de te couver comme un enfant. Comme si elle pouvait à jamais te protéger de la mort. Si elle savait… Oh, mon dieu, si elle savait.

Tu renifles de plus belle, crache discrètement par terre et reporte la nicotine roulée à ta bouche. Tu n’as pas le courage d’arrêter. Tu t’accroche comme un naufragé à ton paquet de cigarettes. Juste pour sentir la brulûre, sur tes poumons. Ce truc est tout ce qui te reste, après tout, pour te sentir réellement en vie.

Le reste? Le reste est aussi fade que cette ville damnée.

Clope au bec, tu jettes un coup d’œil morne au paysage, en face de toi. Les flots grisâtres lèchent inlassablement le vieux quai et le brouillard enveloppe tout sur son passage, même la presqu’île d’Awel, au loin.

Tu connais la vue. Tu la connais trop bien. C’était la même que dans ta ville natale, au nord. Les flots, les algues, les maisons de briques rouges, les murs repeints à la chaux, le cri des mouettes, les hurlements des pêcheurs, au loin, l’herbe grise éparse qui s’agite sous les bourrasques remplies de sel. C’était la même chose, à Colwyn Bay.

La même chose. Il ne manquerait plus que l’adolescent désoeuvré que tu étais. Le frêle petit bâtard, les cheveux noirs en bataille, enveloppé dans un anorak vert deux fois trop grand pour lui, perché sur le bout du quai, et de ses abysses, pour compléter le tableau.

Un coup au mollet t’arrache de tes idées noires. Tu soupires et met Sisters of Mercy sur pause. Tu repousse tes écouteurs pour les laisser glisser autour de ton cou et daigne enfin baisser la tête vers la bête noire qui miaule à tes pieds.

- Quelle journée de merde. Vous arrivez à croire qu’ils seront huit à vouloir se balader dans cette mocheté, Mister Binx?

Tu pouffes d’un rire mauvais, en remettant la cigarette à tes lèvres. Deux ans – presque trois - que tu racontes les mêmes histoires. La nonne sanglante de la chapelle abandonnée. Le poltergeist de la maison Griffiths. Le pendu de la brasserie Bradley. L’orphelin couvert de pustules du Seahorse. La sorcière des Sables. Tant de conneries sorties de ta cervelle, les unes par-dessus les autres, pour divertir les badauds qui viennent se perdre jusqu’ici. En as-tu marre?

Peut-être un peu.

Le gravier crisse, un peu plus loi. Deux ombres s’approchent, dans le brouillard. Tu soupires. Les premiers touristes sont d’avance. Tu expires une dernière fois et jettes ton mégot au loin. Tu te penches pour prendre le chat, dans tes bras et enfile ton plus beau sourire.
Le spectacle est commencé

**

Deux londoniens, trois français et un canadien. Le couple d’américains manque à l’appel. Tu grimaces. Quarante livres de moins sur tes gages. Le gosse des frenchouillards pleure déjà, terrassé par cette histoire de bonne sœur démoniaque. Quelle idée d’emmener un enfant dans des attractions pareilles! Seul le chat sur ton épaule semble lui changer les idées. Mais la mère refuse qu’il y touche.
Les puces, Pierre! Les puces! Comme si tu avais ramassé le premier chat errant à portée.

Vous approchez lentement de la Maison Griffiths. Il n’y a que le sourire de Marian, pour te réconforter, dans ce tour. Marian, toujours fidèle au poste, depuis toutes ces années. Que les étoiles brillent ou qu’il pleuve, le son de la chaise berçante, sur le porche t’est devenu familier. La vieille femme fredonne et t’écoute, tout en tricotant.

C’est bien la seule, au fond.

Tu te retourne pour présenter la nouvelle attraction et… fronces les sourcils. Le porche de la maison bicentenaire est vide, ce soir.  Une autre passe, au travers de la saleté de la vitre. Est-ce Marian? Est-elle malade, ce soir? Tu lèves le bras pour la saluer. L’ombre s’arrête un moment devant la fenêtre et demeure immobile. Tu baisses le bras, mal à l’aise.

C’était comme si Marian était terrifiée. Mais par quoi?

Des chuchotements. Puis un feulement rauque. Mister Binx feule?! Depuis quand?! Un touriste t’interpelle et te pointe l’arrière du groupe. Tu te détournes à contre-cœur pour faire face à tes clients. Tu sursautes et porte une main à ta poitrine.

Mais d’où vient-il, lui?!

Un enfant. Un adolescent. Peut-être un jeune homme. Tu ne sais pas. Les jeunes d’aujourd’hui sont déjà des hommes à l’âge où tu croyais encore au croquemitaine. Pâle, les cheveux de paille dans le visage, des algues dans la tignasse et… les pieds nus.

Nus, en plein hiver.

Tu te râcles la gorge. Tu les reconnaitrais de loin, pas vrai? Oh si, tu les reconnaitrais de loin, ceux-là. C’était toi, il y a dix ans. C’est encore toi, parfois, quand le spleen est trop fort.

- Hmm… c’est… c’est un tour privé.

Tu hésites et t'avances vers lui, en chuchotant.

- J'ai... j'ai deux ou trois livres, si tu veux. Tu peux... tu peux surement te payer un burger et une frite au resto du coin. Gwen... la serveuse, elle te refusera pas un café, pour te réchauffer. J'ai... j'ai pas plus, vieux. Je suis aussi dans la merde que toi. T'as... t'as besoin que j'appelle quelqu'un?

Bordel, il ne manquait plus que ça.
Un junkie.
Ange
Ange

Le spleen

Ange & @Dafydd Lloyd

02.1994
tw : mention de drogue
L’océan est paisible ce matin-là. L’oreille nichée au sable gris, il en écoute le doux reflux. Au loin clament les voix des marins, des pêcheurs et touristes. L’hiver mord à ses mollets, il n’en sent plus la brûlure. Ou si peu. Ses pieds rougis de froid s’enfoncent à même la plage et c’est un bruissement soudain, rapporté par le vent.

Ils se traînent à la file indienne, les yeux rivés à la vieille Malfearn comme à la dernière des nouveautés. Les flashs des appareils photo sont une agression à son crâne, à ses yeux trop pâles et déjà il se glisse à la hâte derrière une roche martelée de lichen pour mieux échapper aux curieux.

Ils arrivent parfois par petites dizaines. Rarement plus, souvent moins. Quelques égarés attirés par les rumeurs crasses et les drôles d’œillades de la population. Il règne ici l’odeur rance du non-dit et des histoires de fantômes. Certains ont su en faire leur beurre.  C’est ainsi depuis toujours. À fouiller dans sa mémoire embrumée, il peut se remémorer leurs visages hagards. Les railleries paternelles sur leurs présences inopportunes. Lui qui n’aimait pas grand monde. Presque personne, de toute façon.

L’énergumène en tête de troupeau sent bon l’agneau sacrificiel. Il peut sentir d’ici ses relents d’angoisses et la sueur froide à sa nuque. Celle des nuits solitaires passées rivées au vieux matelas. Espérer que ça sera la dernière. Prier tout autant pour que ça ne soit pas le cas. Alors il se déplie, dressé comme un jonc de mer à travers la dune glaciale. D’un pas souple, il file le train de la petite bande. Personne ne l’a remarqué, tout affairés qu’ils sont. Avides de terreur. Il sait se faire oublier lorsque cela est nécessaire.

Les contours de Malfearn s’épaississent dans sa mémoire de noyé. À travers les histoires à faire peur, il retrouve un peu de cette culture qui l’a soi-disant bercé. Depuis longtemps, il n’a plus connu le mal de mer et ça lui revient comme une gifle. Celle de trop sans doute.

Ça clapote sous ses pieds nus. Les contours de la vieille baraque sont toute à son attention lorsqu’on le dénonce soudainement. Découvert. Toujours. C’est aussi une habitude qui lui revient.

Le chat, tout d’abord, qui le hérisse en retour. Auquel il montre les dents. Assois sa dominance. Se retiens à peine de lui arracher le poil et la gorge. La bestiole gronde. Il avance d’un pas. Le félin bat en retraite. Sale bête.

Et la mine de chat échaudé du berger. Avec sa dégaine aussi débraillée que la sienne ou presque. Ses effluves de débauche. Il les reconnaîtrait, lui aussi, entre mille. Et son sourire se tend et se hérisse. Dévoile les crochets de ses dents.

Tour privé ? La belle jambe.

Il connaît tout et rien à la fois. De ce spleen qui les prend tous les deux. Pour des raisons bien différentes, certes. Mais qui ronge de la même manière le soir, lorsque la lumière est éteinte et que les témoins s’en sont retourné à leurs lits douillets.

« Non… Tout va très bien. » Ça n’a plus jamais été autrement depuis son naufrage. « Je suis là pour le tour. »

Déjà son regard le quitte. Se fige au-delà, derrière son épaule. Vers le chat à dire vrai. C’est la gourmandise plus que la faim qui tenaille. Vilaine, vilaine bête. « Il y a longtemps que je ne suis plus revenu ici… »

Mais il n’en a jamais totalement quitté les eaux.



Dafydd Lloyd
Dafydd Lloyd
TW : descriptions horrifiques/drogues/prostitution/itinérance


Je suis là pour le tour.

Raconte-nous, Dave. Allez! Raconte-nous ton propre naufrage dans la cité des Anges. Décris-nous les rues sordides de Skid Row. La puanteur des corps humains sacrifiés à l'autel de la gloire et du Capitalisme. Les agneaux que vous étiez tous, venu pour briller comme des étoiles, égorgés par la Recession de 82 et abandonnés dans le bourdonnement des mouches. Le parfum rance de la pisse dans les tentes et des sacs à ordures déchirés, tout autour. L'odeur des excréments séchés sur le matelas que tu partageais, avec Tom. Les cris de terreur et de désespoir qui bruissaient dans tes tympans et auxquels personne ne répondait, même en plein jour. La noirceur des années 80 jusque dans la meth et l'héro, injectées dans les gencives édentées de tes comparses, dans tes veines éclatées. Où la chaleur du bitume t'arrachait toute la décence qu'il te restait dans les pupilles jusqu'à te promener pieds et torse nu sur l'asphalte brûlante, entre l'écume des éclats de verre et des seringues souillées. Les cheveux en bataille, le regard vide et le sourire sinistre, en quête d'un client et de son billet de 20 et d'une fuite artificielle.

Parles-nous de l'épave que tu étais.
Ça, ça les ferait frémir, ces bourgeois. Bien plus que cette baraque. Bien plus que tes histoires à dormir debout.
Parce que loin de ces belles petites plages galloises pittoresques, tes propres fantômes existent vraiment, quelque part dans la ville angeline.
Parce que le corps de ton amant y est toujours, tu en es certain.

Peux-tu prétendre être ailleurs? Peux-tu prétendre t'être débarrassé de Skid Row?
Peux-tu vraiment prétendre être différent de cette chose sinistre qui te grimace comme d'autres veulent sourire?

Tu te retournes une nouvelle fois vers la maison Griffiths, cherchant encore dans les chassis sales le regard bienveillant de la dame du logis. Peut-être pourrais-tu aller cogner, pour une fois. Dire aux touristes que tu t'inquiète simplement pour une vieille amie, à l'intérieur. Lui demander en douce de composer le numéro du centre de toxicomanie le plus proche, pour venir chercher la carcasse confuse et égarée que tu as en face de toi.


Malaise. Chuchotement. Tension. Ce n'est plus vraiment l'intrus du jour, qu'on regarde. Mais toi.
Toi et ce chat qui feule et qui feule encore, empêtré entre tes deux jambes.
Le petit français se glisse dans les jupes de sa mère, épouvanté par le félin devenu complètement hostile.

Ils te dévisagent tous. Le regard passant vers les orifices noirs et déserts de la piaule, la bête et toi. On se jurerait en pleine prémisse d'un film gothique.

Puis un rire nerveux. Et un deuxième. Ça fait partie du tour tout ça, c'est ça hein?

"Funny, mate. Really funny. You and your friend, you make quite a show, here. Do you have any other tricks, like this? Can we move on?"

Ton regard se reporte vers le visage efflanqué et sale. Vers cette pupille presque toute noire. Vers cet être à la fois angélique et vaguement déformé. Tu hésites. Et si...

"Bien sûr! La prochaine attraction est tout droit devant. Suivez la plage et tournez à droite. Je suis juste derrière vous"

Hésitation. L'anglais ouvre la marche, en pestant. Les autres suivent, mécontents de ton petit canular bancal. Un coup de laisse. Mister Binx refuse de bouger, les disques jaunes rivés sur sa Nemesis. Un autre grognement. Tu n'as d'autre choix que de le prendre dans tes bras. Les griffes s'enfoncent dans les manches de ta veste.

"Mais qu'est-ce que tu fous, bordel? Non! Mais tu vas le lâcher des yeux, ce chat? On dirait que tu vas le bouffer! Regardes ailleurs, tu veux? C'est mon job! Mon gagne-pain! Ces types paient vingt livres par tête pour ce foutu tour. T'as du pognon pour ça, chéri?"

Un sourire mauvais te défigure à ton tour.

"Bien sûr que t'as pas de pognon."

Tu inspires.

"Je sais pas d'où tu débarques, mais tu me casse royalement les couilles. Tu leur fait peur, tu piges? Tu as un peu  d'imagination? Je te fais un marché."

Ton sourire s'élargit.

" Je pourrais appeler les flics, tu sais? Alors tu la connais, Maelfern? Tu connais ses histoires? Piques des bâtiments au hasard et invente. Je t'aiderai.  Joue le jeu et t'auras un joli billet de vingt, à la fin. Ça te dis?"

Soupir. Tu fouilles rageusement dans ton sac à dos et en sort ta paire de bottines de secours. Elles ne lui feront pas. Trop grandes sans doute. Ou un peu petites, tu ne sais plus. Mais c'est le dernier de tes soucis.

"Et enfile ça, tu veux?"

Spoiler:
Ange
Ange

Le Spleen

Ange & @Dafydd Lloyd

02.1994
tw : mention de drogues
De la cité des anges il ne sait rien à rien, n’en a que le nom et aucun artifice. Il ne sait rien des matelas crasses et des rêves sous kétamine. Rien des espoirs dégueulés au sol, des relents âcres d’urine et de bile. Sa cité des anges, ça a toujours été Malfearn. Fausse à sa façon, bouffée d’une autre forme de désespoir. Celle qui ronge comme le lichen aux rochers. Comme une écume corrosive qui n’en finit plus d’aller et venir.
Il est une autre forme d’agneau, un autre sacrifice. Plus noble, soi-disant. J’allais t’en parler. Une stupidité différente, une innocence autre, mais pas moins idiote.

Dans le fond, ou que soient les démons, on n’est jamais plus au chaud qu’aux crevasses de Malfearn. On y revient comme au ventre d’une mère imprudente. On espère qu’elle soignera les plaies, pansera les blessures. Elle ne fait pourtant rien d’autre que d’empirer le mal. Aussi addictive que la merde qu’on s’injecte dans les veines.

Il a cessé de prétendre être ailleurs.

Ici est sa maison. Son nid, le marasme des algues qui l’attire toujours plus bas, vers le fond, transfiguré jusqu’à l’os.

Est-ce qu’il y a quelqu’un à l’intérieur au moins, Dafydd ?

C’est sa voix qui s’insinue aux synapses, l’air de rien. Comme un accident. Un aimant à merdes qui appelle aux chaos. Sa nature profonde.

Le chat hérissé n’en finit plus de feuler et lui d’avaler de travers. Il y planterait une dent. Juste une dent, pour voir.

« Er de alle lige dumme? » D’un regard aux touristes qu’il dévisage sous chaque couture. Les assoiffés de sensations qui ne savent rien à rien, eux non plus. Difficile de dire si c’est la lassitude où le regard vide qu’il fait peser sur eux, qui les poussent à bouger à nouveau. Il ne bouge de sa position désossée que lorsqu’on s’adresse directement à lui, animé par une attention soudaine.

Si l’autre ouvre la marche, lui ne se presse pas. Se déplace avec l’aisance d’un courant d’air, reste à hauteur d’oreille, tout de même. S’abreuve à cette zizanie involontaire qu’il a semée comme toujours. Comme partout.

« Je n’aime pas les chats. » Ils le lui rendent bien. Il partage pourtant avec eux cet alanguissement constant, cette distance bien campée entre lui et les autres. C’est sans doute ce qui les rend si détestables. « Garde-le sous le bras avant que je ne le mange. »

Un vague roulis d’épaule. Deadly serious. Et ses grandes guiboles parviennent sans mal à suivre celles du maître de tour. « Je n’ai pas besoin d’argent. »

N’en a jamais tellement eu en sa possession. Ni avant ni maintenant. Les billets verts s’alignent désormais sous son regard comme une mauvaise farce. « Bien sûr que tu n’as pas de pognon. » Qu’il singe d’une voix étrangement similaire à celle du jeune homme. Il cille à peine, les dévisage de biais. « Appelle-les. »

Son sourire s’élargit en retour. Appelle-les donc, que l’on s’amuse un peu de leur incompétence. Comme l’intime conviction que l’autre n’en a pas tellement envie. Il le dépasse d’un pas où deux, clapote sur ses pieds nus. « Je ne porte pas de chaussures. »

C’est un refus sans appel.

« Mais je suis né ici. » Deux fois. « Toi, tu sens l’extérieur. Ça s’est imprégné en toi. Sais-tu au moins ce que tu leur racontes ? »
Dafydd Lloyd
Dafydd Lloyd
TW :  descriptions horrifiques/drogues/psychophobie/agisme


Est-ce qu’il y a quelqu’un à l’intérieur au moins, Dafydd ?

Mister Thackery Binx grogne et crache encore. Sens-tu ses griffes te pénétrer la peau, sous ton manteau? Pourtant, tu restes figé.

Tu cliques les yeux et te passe une main sur le visage. Un murmure. Ce n'était qu'un murmure porté par le vent, au travers des feulement du chat. Et pourtant, il résonne dans ton crâne comme si on venait de te le glisser à l'oreille. Tu te retournes vers le jeune homme, et le dévisages un instant, hagard. Vient-il de parler? Il t'observe de loin, les crocs sortis, dans un sourire narquois. Non. Bien sûr que non. Qu'as-tu entendu alors?

Sens-tu la sueur froide te couler dans le dos? Ce n'est pas la première fois que ça t'arrive. Oh non... ce n'est pas la première fois que tu entends des choses qui n'existent que dans ta tête. Quelque chose cloche en toi depuis toujours, tu le sais. Tu l'as vu tellement de fois dans le visage de ta pauvre mère et dans les demi-mots de son mari.

Il va finir comme ton père, Heledd.

Est-ce qu'il y a quelqu'un, dans cette putain de maison? Tu jettes un coup d'oeil à cette vieille chaise berçante, sur le porche. Seule la brise la fait bouger. Avais-tu remarqué à quel point le coussin était aussi usé? Qu'un des barreaux du dossier manquait? Et le carreau de la fenêtre, à l'étage... depuis combien de temps était-il cassé? Pourquoi Marian ne le fait-elle pas réparer? Un frisson t'agite. Tu vois bien comment les touristes te regardent, quand vous passez devant cette piaule. Leurs hésitations, à chaque fois que tu salue la vieille dame, de la main. Leurs chuchotements.

Ça t'enrage à chaque fois. Comment peut-on être à ce point insensible au sort d'une aînée? Marian... si chétive sur son porche. Si seule dans cette grande maison pleine de courants d'airs... Tu inspire. Tu devrais passer, un de ces quatre. Pas seulement lors de tes tours. Prendre le thé, tiens. Lui offrir un peu de compagnie. Lui offrir de faire quelques courses et de trouver quelqu'un pour réparer ce damné carreau...

Tu sursaute. Tu t'étais encore perdu dans tes rêveries. Les touristes sont déjà loin devant. Là, c'est bien la voix de l'intrus que tu as entendu. Tu ne comprends pas grand chose à l'allemand... est-ce de l'allemand? Ici, sur ces terres? Mais le ton ne t'as pas échappé. Il ne faut pas être polyglotte pour comprendre l'insulte qu'il siffle.

"Dychryn y ffyliaid hyn yw'r unig foethusrwydd sydd gennyf ar ôl. Dylech chi fwynhau." Tu te forces à sourire. On parlait fièrement gallois, à la maison. Une langue que seuls les vieux utilisaient encore, à l'époque. Tu détestais quand ta mère te forcait à le baragouiner, devant les copains. Ils singeaient tes réponses. Le comprend-il? Tu hausses les épaules.

"Mais qu'est-ce qui te prend aujourd'hui, Mister Binx?!" Tu pestes, dans ta langue maternelle. L'animal est fou furieux, malgré tes tentatives de l'apaiser. Une longue estafilade te barre à présent la paume de la main. Le sang y perle, de son rouge écarlate envenimé. Tu l'essuie avec ta manche. Personne ne verra rien, avec tes vêtements noirs.

"Et c'est foutrement réciproque. J'ai cette bête depuis deux ans et je ne l'ai jamais vu comme ça. Bordel, y a qu'à te regarder pour le croire. J'ai déjà vu un mec arracher la tête d'un pigeon avec ses dents. Tiens-toi loin, mec. Si tu tu touches à mon chat..."

Une autre menace, qui plane dans les airs. Que vas-tu faire, hein? Vous savez tous les deux que tu n'appelleras pas les flics. Tu les hais. Jusqu'à la moelle de ton être. La manière dont ils traitaient Tom... la manière dont ils t'avaient ri au nez, lorsque tu t'étais présenté au poste, la mort dans l'âme, pour le porter disparu... Tu renifles avec mépris et t'éloigne, aussi rapidement que possible, sans dire un mot. Le môme a raison. Que feraient-ils, hein?

Que feraient-ils à part te coller une contravention pour non-respect de la propriété ou pour flânage?
Putains de flics.

Mais le garçon te suit. Il te suit même avec aisance, comme si tu recherchais sa compagnie. Comme si vous étiez réellement de connivence. Tu n'en débarrasseras pas, n'est-ce pas?

"Tu veux pas de pognon? Qu'est-ce que tu veux? Tu es né ici, tu dis? Je t'ai jamais vu. Tu connais la ville? Alors pourquoi t'as besoin d'un tour, butt?"

Un autre regard à ta main. Mister Binx n'y est pas allé de main-morte. Le sang coule encore. Tu t'arrête pour déposer le félin à tes pieds et remettre les chaussures dans ton sac et chercher un mouchoir propre pour panser cette plaie. Il ne veut pas de chaussures, l'enfoiré? Eh bien tanpis! Son sourire sera moins joli lorsque viendra le temps de lui amputer les orteils.

"Bien sûr que je sais ce que je leur raconte. Je viens du Nord. Une petite ville côtière pareille comme celle-ci. Les mêmes putain de bâtiments en ruine, les mêmes plages sales souillées d'algues, les mêmes cons. Les histoires se ressemblent toutes. Elles partent toutes du même endroit, la pauvreté, la maladie et la mort. Ce ne sont que les lieux qui changent. Que leur raconterais-tu, toi?"
Ange
Ange

Le spleen

Ange & @Dafydd Lloyd

02.1994
tw : mention de mort
Ses cheveux emmêlés s’envolent un instant au gré du vent, dévoile son visage. Mi-garçon mi-homme, mi-homme mi-femme, mi-humain mi-fée. Tout d’incertain enfanté. Rien n’est fiable et figé à Malfearn. Et la question n’est pas tant de savoir si la maison est habitée, tout compte fait. Si cela est réel à travers les yeux de Dafydd, c’est une réalité valide. Comme eux arpentent le monde, juchés sur les points de suspension du vivant. Les engeances qu’ils sont et les dotés ne sont finalement pas si différents.

Ainsi, c’est attiré par eux – comme les autres – qu’il avance à l’unisson. Rien de normal chez ce garçon, mais il l’avait déjà compris avant même de le voir. L’écho a résonné dans tout son être, d’une façon moins vorace que d’ordinaire. Tandis qu’il marche au radar, le nez au vent, l’autre crachote quelques mots étrangers et lui se tourne à peine.

« Je n’ai pas compris ce que tu veux dire. » Pour sûr, il ne parle ni allemand ni gallois. Rien de fier, rien de sensationnel. Juste les consonances lointaines d’une femme dans sa mémoire enivrée par les eaux glaciales.

Pour autant, il ne cherche pas à comprendre davantage et avance, ignorant le chat pour cette fois. Il voit d’un œil le sang couler, le sacrifice versé à la terre. Quelque chose de profond lui intime que c’est une bonne chose. C’est la mention de volatile qui le fait tiquer un instant, petit prince des oiseaux aux plumes à peine dissimulées. « Quelle idée de faire ça à cette pauvre créature. »

Les sorciers et les drogués, peut-être. Ceux appelez par des forces plus obscures encore que les siennes. Lui écoute le chant des oiseaux, parle leur langage et suit les courants aériens qui les portent. Tout ce qui vit aux océans ou au ciel parle sa langue. Pour le chat en revanche, il ne peut rien promettre. Pour la flicaille non plus, si d’aventure il trouvait assez de courage pour exécuter sa menace.

Ils savent bien tous deux que ce ne sont que des paroles en l’air.

La marche continue, touristes droits devant. À se demander ce qu’ils trouvent de fascinant à la bourgade si ce n’est quelques frissons de bas étages. Ses orteils aux griffes esquissées raclent le sol. La raison du refus, pour les chaussures. Mais rares sont ceux à s’en apercevoir immédiatement. À la question, à nouveau, il sort de sa paisible torpeur. « Tu connais tous les habitants de cette ville ? »

Question en réponse à une autre. Même entre les ruelles étroites de Malfearn, il n’est pas rare qu’on n’en connaisse pas tous les visages. Pour finir, il élude d’un roulement d’épaule. « J’ai dû m’absenter un temps. »

Car l’océan l’a appelé et qu’il s’y est noyé. Il ne sait pas combien de temps. N’a jamais cherché à comprendre. Il s’arrête toutefois, cherchant à ses vêtements pâles un mouchoir brodé de minuscules fleurs – cadeau d’une enfant d’Awel. Volte-face et yeux trop profonds, c’est d’une poigne étonnement forte qu’il vient chercher la main ensanglantée et l’enveloppe, presque sage. Son odeur et sa proximité auront tôt fait d’exciter à nouveau le chat.

« Malfearn n’est pas toutes les villes. » Il est tout à fait sérieux, ne plaisante pas un instant et le relâche avec tout autant de fermeté. « Nos histoires nous appartiennent. »

La conscience collective de ce petit bout d’univers n’a de cesse de se souvenir, et de ressasser. Lui a oublié une partie des récits. Il a de l’eau plein le crâne, mais souffle d’une voix blanche. « Je connais l’histoire d’un garçon qu’on a voulu noyer et que l’océan a recraché d’entre les morts. »

Les seuls souvenirs, l’unique vérité qui l’habite.

« Malfearn est remplie d’histoire de garçons partis et revenus, Dafydd. »

Ils en savent tous les deux quelque chose.




Dafydd Lloyd
Dafydd Lloyd
TW : drogue, psychophobie, exclusion due à la maladie

Je n’ai pas compris ce que tu veux dire.

Bien sûr, qu'il n'a pas compris. Combien êtes-vous à parler encore cette langue, sur vos propres terres? Peu... si peu. Te donnes-tu la peine de lui traduire ta frustration? Cela en vaut-il la peine? Il serait bien capable de te singer devant les touristes. Vous partagez tous les deux ce mépris envers ces étrangers. Mais il ne dépend certainement pas d'eux pour sa survie, lui.

"Je ne faisais que te répondre, butt."

Répondre à quoi? À quelle insulte? Tu l'ignores et tu t'en fiches. À peine l'écoutes-tu se lamenter sur ce malheureux pigeon. En quoi ces tas de plumes et de microbes divergent-ils d'un simple chat?! Y a-t-il un peu d’humanité, finalement, dans ces prunelles délavées? La tête se tourne vers lui. Vers ce visage d'enfant laiteux et ce corps chétif, pris entre deux âges. Tes yeux tombent une fois de plus sur ses pieds. Est-ce des griffes ou des ongles?! Tu détournes la tête pour réprimer une nausée. De quoi avais-tu l'air, à Los Angeles? Tu ne veux pas t'en souvenir. Entre la came, les clients et la survie, il n'y avait pas vraiment de place pour l'hygiène. Vous n'étiez que des animaux, rien d'autre.

"Ouais. Pauvre bête."

Parles-tu de l'homme ou de l'oiseau?

Tu lances un dernier signe de main vers la maison. Marian* vous épie-t-elle toujours? Tu ne sais pas. Un froid glacial s'est emparé de ta poitrine. Un doute, un malaise. Une envie de fuir à toutes jambes sans jamais se retourner. Cette peur sourde et insidieuse qui te suit depuis que tu es gosse. Celle d'être enfermé pour de bon dans un asile psychiatrique. Comme ton grand-père.

Le boulot t'appelle. Les touristes sont de nouveau en vue. Ils vous regardent, impatients. Combien de temps les as-tu fais attendre? Tu ne sais pas. Tu t'installe à nouveau, la main blessée cachée dans ta veste. La nouvelle attraction, Bradley and Co. Brewery, est décrite dans un monologue terne et dénué de saveur. Tu n'as plus le coeur à l'affaire. Les touristes non plus. Pourtant, le manège se poursuit.

Tu réfléchis à la question du jeune homme.
Connais-tu tous les gens de la ville?
Une partie de toi espère que non. Te reste-t-il encore des surprises à Maelfern? Vas-tu finir par trouver une trace de ton père biologique? Le seul homme qui aurait pu être ce père, de près ou de loin, est le vieux Russell. Mais l'homme s'est volontairement bousillé le pied, pour éviter la Guerre. Il n'est jamais sorti de cette bourgade et n'a pas la moindre idée de qui tu parles, quand tu mentionnes le doux prénom de ta mère.

J'ai du m'absenter, un temps.
Une autre oeillade.

Tu te doutes bien qu'il a dû s'absenter, oui. Centre de détox? Hôpital? Es-tu en présence d'un fugitif?

"Combien de temps? Ils t'ont hébergé à Awel, c'est ça?"

Ça expliquerait peut-être pourquoi tu ne l'as jamais vu. Malgré les demandes de tes clients, tu ne t'approches pas de la Presqu'île. Leurs délires leur appartiennent et tu t'en tiens loin.

Tu t'es arrêté, pour bouger les doigts, pour alléger la douleur. Ils saignent encore. Le chat ne t'a pas manqué. Dieu que tu as envie d'une cigarette... Le garçon se trémousse. À peine as-tu le temps d'éviter à l'intrus qui s'est approché trop vite d'être lacéré par le félin et ses griffes. Tu dois lâcher l'animal par terre, pour éviter qu'il ne lui arrache les yeux. Le gamin a sorti un mouchoir brodé pour penser ta blessure. Tu ne peux même pas retirer la main de sa poigne. La panique s'empare de toi. Et si...

"MAIS LÂCHE ÇA, tu es fou?"

Regard affolé vers le jeune homme. Vers ses paumes. Il ne suffisait qu'une petite égratignure, en contact avec ton sang, pour être contaminé.

Tu as crié ton fort. Étourdi, ta paume se serre sur le tissu imbibé de rouge. Tu recules d'un pas et puis deux, livide.

"Non mais... Ça va pas? Ne touche pas à ça."

Tu secoues la tête, une fois de plus. Tu souris aux touristes, pour tenter de les rassurer.

Nos histoires nous appartiennent.
Tu gardes le silence. Tu l'as compris depuis que tu es arrivé ici. Les gens sont avares de détails. La peur perce sur leurs visages. Chaque mot ressemble à un rituel pour évoquer un à un leurs démons. Toi qui désirait vraiment savoir... Tu as abandonné.

Il ne te reste que tes sottises à raconter. Il ne te reste que le vieux Russell comme raison de rester. Géniteur imaginaire. Le tien est sans doute mort depuis longtemps. La moindre petite information te donne trop d'espoir. Comme cette histoire de noyade, tiens. Quelque chose de nouveau. Quelque chose d'unique, de terrible qui te rapproche un peu plus de cette ville qui t'a conçu.

"Pourquoi a-t-on voulu le noyer? Qu'a-t-il fait, pour mériter ça?"

A-t-on besoin de commettre un crime pour être condamné? Toi, tu sais très bien que non. Même ceux que tu aimes t'ont chassé de chez toi. Même le sang qui coule dans tes veines est criminel.

Malfearn est remplie d’histoire de garçons partis et revenus, Dafydd.


S'il savait pourquoi tu es réellement ici....

Hoquet de surprise. D'où connait-il ton pré.... Un rire sans joie t'échappe.

"Dafydd... Oh le petit malin! T'étais là depuis le début, hein? Tu m'as entendu me présenter aux touristes. Mis à part semer le chaos, qui es-tu, finalement?"
Ange
Ange

Le spleen

Ange & @Dafydd Lloyd

02.1994
tw : mention de drogue
C’est un dialogue de Pays des Merveilles. Alice et le Chat, Dafydd et l’Albatros. Ils ont troqué aux bosquets de roses rouges les algues presque noires rejetées par la houle, l’heure du thé par toutes les addictions qui font encore le triste goutte-à-goutte aux veines du guide de fortune. Les mises à mort – qu’on leur coupe la tête – par quelques cris. L’invectiver, le repousser, loin d’une infection dont il ignore tout. Si ce n’est qu’elle bouillonne à l’intérieur, vrombissement d’insectes voraces.

Comprenant tout de même les relents de panique, il recule à peine. Replis ses doigts aux ongles griffus. Retrouve le renflement paisible de sa poche. Bien. Maintenir, rien qu’un instant de plus, l’illusion de normalité. Il ne reprend cependant pas le mouchoir.

« Je vis à Awel oui. Plus ou moins perpétuellement. »

Jusqu’à la prochaine bourrasque, du moins. Et il quittera le rivage comme il s’y est échoué, la première fois. Envolé comme un mouchoir.

Il a un coup d’œil aux touristes, incite au calme, impose le silence. N’apprécie pas être dérangé en grandes conversations. Il en a si peu sur la presqu’île. Puis, du bout des lèvres et sans le regarder. « Ça m’est égal, si tu es malade. »

Et son étrange organisme, imperméable au mal si ce n’est le sien. Il n’a encore jamais considéré l’intérêt de la chose. Ni la fin de son récit, noyée elle aussi, avec le reste. Et à sa question, il n’a qu’un haussement d’épaules maussade en réponse.

Par amour.

Le rire ne l’atteint pas immédiatement, occupé qu’il est à observer. Sans doute un détail du sol, ou quoi que ce soit d’infiniment plus intéressant que tout ce que lui offre la nature humaine. D’ailleurs, son humeur change comme la tempête et lorsqu’il redresse sur lui un regard glacial, c’est la douche froide. Les humains sont décevants.  

« … Tu es stupide ou tu ne veux vraiment rien voir, mh ? » Il renifle, approche cette fois, plus menaçant. « C’est les cigarettes qui te montent au cerveau ? Ou on dit que les drogues peuvent ressurgir dans l’organisme, des années plus tard. Tu crois vraiment à toutes ces histoires de fantômes Dafydd, ou tu me prends vraiment pour un con ? »

Rien de plus frustrant qu’un fantôme fantoche qui ignore l’évidence même. Se protège, sans doute. Comme n’importe quel humain. Et moi, qui m’a protégé ? « D’accord, je suis un peu dur avec toi. »

Et il reprend une longue inspiration. Essuie le coin de sa lèvre d’une matière noire qui menace de s’écouler. Reprenons depuis le début. Cliquetis de griffes. « Je suis là depuis le début. Je serais aussi là à la fin. Et je t’ai senti arriver, et de loin. C’est fort, ce que tu dégages. Je n’arrive pas à croire que tu ne veux rien voir… Tu me prends vraiment pour… »

Une grimace torve sur son visage d’angelot. « Un simple junkie ? »

L’accalmie se craquelle et son rire tonne. Le crissement abominable de sa voix, hilare et fracassant. C’est au mieux, un pantin qui imite ce qu’il pense être un rire. Un hululement d’oiseau malade et mauvais. C’est quelques minutes de déluge qui figent jusqu’aux clients. Montée de racontars. Un gosse du groupe s’est pissé dessus. Et lui de grincer, subitement sortie de son amusement. « La ferme ! »

Silence imposé. Il peut ainsi reporter son attention au guide. Et au chat qui, lui-même, s’est figé, les poils hérissés. « J’imagine que ça viendra en temps voulu. »





Dafydd Lloyd
Dafydd Lloyd
TW : language injurieux, drogue, violence.

Là. Mieux vaut river le regard sur l'impatience des touristes, au loin. Leur frustration. Vaut mieux détailler leur gesticulation, les brides d'éclats de voix que le vent porte jusqu'à toi. Le mélange de français, d'anglais et d'allemand comme le rêve d'une Europe réellement unie. Ignorer les grands espaces entre les petits groupes, l'isolement des nations, la barrière du langage. Se concentrer sur un bout de vêtement. La casquette du gosse. Une équipe de foot, sans doute. Ianto aurait pu te dire laquelle. Ianto adorait le rugby et le foot. Même après sa blessure. Même après sa putain de carrière brisée, pour un ligament déchiré. Se concentrer, pour pouvoir le lui décrire, dimanche, au téléphone. Quinze heures. Tapantes. Pour ne pas inquiéter ta vieille mère. Se concentrer, bien fort.

Et surtout, surtout... s'accrocher à la réalité.

Tu es stupide ou tu ne veux vraiment rien voir, mh ? » Il renifle, approche cette fois, plus menaçant. « C’est les cigarettes qui te montent au cerveau ? Ou on dit que les drogues peuvent ressurgir dans l’organisme, des années plus tard. Tu crois vraiment à toutes ces histoires de fantômes Dafydd, ou tu me prends vraiment pour un con ?

S'accrocher à la réalité.

Comme lorsque ces trois hommes t'ont accosté, sur le Victoria Pier, des années auparavant. Leur regards trop brillants. Comme s'ils allaient t'avaler vivant. À jamais.

Tu me vois, fiston? Tu me vois vraiment?

Le doute. Le putain de doute qui te suit, encore aujourd'hui. Pourquoi ne l'aurait pas vu, ce type?

Tu n'as plus quinze ans. T'en a fait, de l'urbex, dans les lieux supposément hantés, seulement pour y trouver de vieilles baraques sales et en ruines, remplies de graffitis et de vermine. T'en as vu, des petites planchettes bouger, sur des planches de Ouija, davantage animées par une meuf un peu trop high, un peu trop ivre, un peu trop bête qui voulait trop croire que sa grand-mère, au moins, se souvenait d'elle, dans l'au-delà. Tu as assisté à des séances de spiritisme improvisées, à jouer de façon convaincante le mec qui parlait enfin à petite amie morte grâce aux supposés dons de médiums d'une pote à qui tu devais un peu trop de pognon. Tu en as vu, des conneries, à Skid Rows. Des choses dégueulasses qui dépassaient la fiction. Et tu as vu ta part de charlatans. Assez pour savoir les petits tours de passe-passe de tout un chacun. Assez pour les reproduire avec brio, pour impressionner les touristes. Assez pour avoir perdu toute ta crédulité d'antan. Assez pour savoir que tout finissait d'une manière ou d'une autre à trouver une explication à peu près logique.

Tu n'as plus quinze ans, Dafydd, non. Tu sais maintenant que ce n'était que des ivrognes, sur le Victoria Pier. Des ivrognes qui se sont bien amusé avant de te jeter du quai.

Tout finit par s'expliquer. Même le mec en face de toi.
Même lui.

En es-tu certain? Les ongles de sa main. Trop longs. Trop recourbés. Comme ceux des pieds. Les jambes ne sont-elles pas un peu trop longues? Les bras juste un peu trop longs?

Cette maudite impression d'avoir un monstre en face de toi.

Il a raison, l'épouvantail. Tu deviens stupide, à force de cohabiter avec toutes ces sornettes. Les seuls monstres sont ceux qui s'en prennent à des gamins.

Je suis là depuis le début
Tu le vois essuyer un filet noir, à la commissure de ses lèvres. Ça aussi, tu connais le truc. La petite ampoule de colorant qu'on croque au bon moment, pour faire peur aux gosses, à l'Halloween. Les griffes et leur bruit désagréable. Et ce rire, ce maudit rire, déformé et inhumain qui descend, tout le long de ta colonne et qui remonte avec le seul et unique signal de prendre tes jambes à ton cou, sans te retourner.

Bravi, bravi, bravissimo. Belle performance, l'ami. Ça aurait pu fonctionner.
À d'autres. Après tout, tu as fait l'école nationale d'arts dramatiques.

Un sanglot strident, celui du petit français. Tu te joindrais pratiquement au jeune homme pour leur dire de se la fermer et rire aussi fort de la gueule des parents et du beau pantalon maintenant inondé d'urine.

Tu gardes le regard rivés sur eux. Sur ces touristes qui maintenant vous invectivent tous les deux, de loin.
S'accrocher à la réalité. Le reste n'est que foutaise.

Tes mains plongent dans les poches de ta parka. Un paquet de cigarettes, une laisse font leur apparition. Une clope trouve toute seule la commissure de ta bouche. Tant pis pour la distance. Tu sors ton briquet et l'allume. Une bouffée. Ta voix tonne, dans l'air.

"C'était écrit sur l'affiche, Madame Quentin. Douze ans et plus.*"

Tu renifles, la cigarette toujours au coin des lèvres. Sans regarder ton interlocuteur, tu attrapes l'animal noir, crachant et griffant dans le vide pour lui remettre son harnais en place et fixer la laisse. Tes yeux s'accrochent à ceux, délavés, de ton boulet et tupointes le bout allumé de ta cigarette dans sa direction.

"Toi, tu bouges pas."

Tu remontes le talus, vers les touristes. On t'engueule, on t'insulte. On menace de te faire virer. Mais tu n'écoutes pas. Tu t'agenouilles face au gosse et lui tend la laisse, le chat et quelques gâteries.

"Faut pas croire à tout ça. C'est juste des putain de conneries. Pas besoin d'avoir peur comme ça. Mon ami fait le con, c'est tout. Tiens, prends-le, fais-le marcher à côté de toi et donnes-lui ça. Il adore ça*."

Tu te relèves, t'essuies les mains et fixes les parents et le reste des touristes.

"Vous pouvez le laisser à la porte du pavillon. Il connait son chemin vers la maison. Le tour est annulé, il n'y a plus rien à voir. Vous recevrez votre chèque de remboursement par la poste. Inutile de vous déplacer. "

Tu n'as plus rien à leur dire. Le petit est tiré par sa mère mais il s'agrippe à la laisse. Mieux vaut éloigner Mister Binx de cette horreur. Que ferais-tu, Dafydd, s'il arrivait quoi que ce soit à ce chat? Qui te retiendrait de te défoncer à jamais? Qui? Tu n'oses pas imaginer. L'animal doit partir d'ici.

Une autre bouffée et puis une autre. Tu n'es pas pressé de redescendre vers l'intrus. Tu jettes ton mégot au loin et sors de ton sac une barre de chocolat fourrée au caramel. Une bouchée. Le sucre inonde ta langue, à défaut de l'opium, dans tes veines. La tête penchée vers l'emballage que tu défais avec trop de minutie, tu reviens vers l'autre.

Tu ne le regarde plus. Enfin pas vraiment. Tu avances le bras pour lui donner une petite poussée hargneuse. La peau est froide, sous tes doigts, mais il est bien fait de chair et d'os. Petit rire. Nope. Pas un fantôme non plus. Est-ce pour te moquer? Tu imites son rire de tout à l'heure, avec plus ou moins de succès. Tu portes la barre à ta bouche, en le dévisageant avec mépris. Tu mastiques, lentement. Trop lentement et avale, en grimaçant.

"Ouais. Un simple junkie. T'as parlé à Sammy, c'est ça? La prochaine fois que tu le vois, tu lui dis qu'il va les avoir ses sous. Pas besoin d'envoyer ses guignols me le rappeler. T'as pris quoi, là? De l'acide, du meth? De quel début tu parles, de quelle fin? Qu'est-ce qui viendra en temps voulu, butt? Allez mec, j'attends. Ça et ta putain d'histoire de naufrage. Ils vous lavent vraiment le cerveau, à Awel, hein?"

Tu défais lentement un autre morceau de ta friandise pour te la fourrer dans la bouche à défaut de planter le métal, au creux de ton coude. Tu ne fais même pas l'effort de fermer proprement la bouche.

"T'as pas entendu? Le tour est terminé. DÉGAGE."


* En très mauvais français, dans le texte.
Ange
Ange

Le spleen

Ange & @Dafydd Lloyd

02.1994
tw : mention de drogue & relations sexuelles
C’est au premier sanglot, à l’instant même où Dafydd pivote, détale avec son allure de savoir ce qu’il fait, que, doucement, la position s’inverse. Change. Cette fois, c’est lui qui se recroqueville. Sa carcasse qui lentement reprend sa forme primaire, accroupie sur le sol sablonneux. La tête de biais, ainsi recroquevillé, il est semblable à ces oiseaux dépenaillés qui ne dorment que sur une patte.

Pour autant, il ne perd pas une miette de la scène. Le chat en offrande. Calmer les larmes du mioche. Il en étudie chaque contour, chaque repli boudeur de lèvre, chaque froncement de nez. Et aussitôt, il l’imite. Reproduit. Le geste muet, couvert par les pleurs de l’enfant. Seul son visage se froisse, mais aucun bruit hors de sa gorge. Et le manège ne cesse que lorsque le gosse se tait. Embarque le chat, lui-même tiraillé par sa matrice en chemisette et coupe-vent.

Il se fout des chèques, des excuses et des réputations volatiles qui ne mènent à rien. Attend patiemment que le guide daigne s’en revenir à lui. Là seulement, il fleurit de nouveau et se déplie. Quelque chose en lui a changé. Une fraction de seconde, à peine. Il semble plus jeune, presque un enfant à son tour. La mine en perdition, presque comme pris en faute. Pour un peu, il se balancerait d’un pied sur l’autre, le regard bas à tortiller ses doigts.

C’est le froissement de l’emballage qui attire un regain d’attention. Sucre et caramel. Une grimace. Envieux, frustré. À en perdre brièvement le fil. À n’en pas écouter ses accusations ou presque. Rien que d’une oreille pourtant attentive. Ce n’est qu’au mot plus haut que l’autre que se fracture la carapace d’innocence mal endossée. À la brève bousculade. « Personne ne me dit quoi faire. »

Plus maintenant.

Plus jamais.

Il s’est affranchi de tout cela avec le reste et son regard se voile. Glacial. Pas tellement plus adulte cependant. « Les gens d’Awel sont comme vous… Avec leurs rêves, leurs espoirs, leurs vilains secrets… Mais ils sont tout aussi sincères dans ce qu’ils font. Dans ce qu’ils croient. Ils m’ont accueilli à bras ouverts et protégé lorsque j’ai échoué sur leurs rives. Et pourtant, vous tous, vous aimez les regarder de haut. Vous adorez ça… Ça vous donne la sensation d’être plus malins, pas totalement au fond du trou. D’être tellement mieux. D’être supérieurs. Aah… »

Dire qu’il porte les gens d’Awel en haute estime serait mentir. Mais ils existent, toujours, dans sa vision périphérique. Il s’abreuve de leurs chants, se fond à leurs rangs. Ici, à Malfearn et jusqu’à Sheperd’s Garden, il n’a jamais été qu’un paria.

Un gamin famélique aux cheveux roux devant le visage. La lèvre fendue. Le bras levé, marchant à contresens de la route. Une fuite. Comment tant d’autres avant.

Un rire éclate, plus discret. Un rien d’aboiement désagréable. Et sans crier gare, empoigne le visage de Dafydd, griffes enfoncées à ses joues. À lui faire mal. À en apprécier la finesse laiteuse de sa peau. Les dents en avant, il siffle à son visage. Et sa pupille troue noire semble vouloir l’avaler tout entier.

« Petit merdeux… » Comme s’il n’était pas plus jeune. Comme s’il avait déjà vécu un milliard d’existences imbriquées à la sienne. « Je te pensais tendre, mais tu es aussi si ce n’est plus misérable encore que les autres. Tous les relents de Malfearn ont trouvé leur place en toi. Regarde-toi… Tu me prends pour un junkie et tu me regardes de haut. Comme si tu étais au-dessus. Comme si toute la sciure des caniveaux ne te coulait pas encore dans les veines. »

Et peut-être alors que Dafydd paye pour un autre. Pour tant d’autres avant lui. La prise se raffermit. Force de titan dans le corps d’un oisillon. « Tu es toujours là-bas. »

Là-bas dans les rues, dans les squats. Entre les cuisses et sous la langue d’un absent. La seringue dans le bras et le goulot aux lèvres. Personne pour t’entendre, personne pour t’écouter. Une partie de toi ère encore là-bas.

Les yeux rivés aux siens, entre les gouttelettes humides de sa chevelure, il se laisse chuter à son tour. Effleure de la langue les souvenirs de bitume et de rêves défoncés. Les trips sous technicolors. Et, malgré lui – sincèrement – trouve la brèche.

Tout aussi maladroitement, s’y engouffre.

Bête savante, mal apprivoisée, manquant d’expérience. Rien que l’instinct.

Et là seulement, quand le froid – pas celui de l’océan – arrache ses tripes d’un milliard d’aiguilles. Quand lui aussi peut les sentir, fouiller à travers ses entrailles, chercher les recoins les plus putrides de sa tendresse – quelque chose à posséder, quelque chose à aimer – là seulement, il le relâche. Comme s’il s’était brûlé à sa peau. Une brûlure de glace.

« Tu me vois, fiston ? Tu me vois vraiment ? » Qu’il coasse de sa bouche de noyé, livide et violacée.

C’est tout aussi violent pour lui que pour le poète. Il réalise alors que depuis la noyade – la falaise, le poignard, les yeux noirs, noirs NOIRS – il n’a plus connu le froid. Plus de cette manière. Les mots s’échappent, involontaires. C’est un peu de Dafydd en lui aussi, maintenant. C’est aussi un peu son problème. « Qu’est-ce qu’il s’est passé, là-bas ? »

Sur le Victoria Pier.

Dis le plus fort.






Dafydd Lloyd
Dafydd Lloyd
TW : drogue, mention d'agression.


Combat de coqs? Plutôt un combat de lépreux, oui. C'est à qui poussera la parodie du genre humain à son paroxysme. Quasimodo aurait été jaloux. Qui gagnera la joute? Le vilain petit canard ou le Fou du Roi?

À quoi joues-tu, Dafydd? Tu ne l'as pas vu se déplier comme un cauchemar au bord de l'aube? Pourquoi sont-ils tous aussi grands? Il ne dépasse pas Tom, non. Mais c'est tout comme. Un frisson te froisse l'échine et te fait perdre encore un ou deux centimètres. Tu déteste ça, lever la tête vers lui. Ça te rappelle ses colères. Les colères de Tom... elles étaient terribles. Si terribles, lorsqu'il était jaloux... C'est vraiment ça qui te passe par l'esprit alors que ce sac d'os te surplombe?

Tu préfèreras toujours être avec Tom, n'est-ce pas? Certainement pas avec cet oiseau de proie qui s'apprête à fondre sur toi, toutes serres sorties.

Car ce sont des serres et non de simples ongles, n'est-ce pas? Elles pénètrent la chair tendre de tes joues et te rivent vers cette large pupille noire et déformée qui t'aspire tout entier. Les veines éclatées, dans ce qu'il reste du sclérotique sont bien trop réelles pour n'être qu'un subterfuge de cinéma.

Petit merdeux.

L'air ne passe plus. Tes beaux airs revenchards non plus. Te voilà de nouveau dans ces chambres d'hôtel crasseuses en train de lever les bras pour tenter de te protéger ce qui reste de ton visage.

Oui, le môme a raison. Ton être tout entier est resté sur ce matelas criblé de punaises. La bave aux lèvres et le regard dans le vide. Ou peut-être sur Sunset Boulevard, à chercher Tom en en vain ou une dose pour l'oublier.  Tu es ailleurs et partout. Dans chaque relent de merde, dans chaque craquelure du bitûme californien et dans chacune des pores de tous tes putains de clients.

Comment sait-il?!

La bile t'incendie la bouche. Un dernier rire pour vomir à la gueule de l'épouvantail et de Malfaern. Pour vomir à la gueule de tous ces gens à l'hopital de la bourgade  du Pays de Galles entier qui t'a laissé seul cette nuit-là, sur ce maudit quai.

"Les relents de Malfaern... Ils me prennent pour un étranger... mais y a pas qu'eux et toi qui est né ici. On te l'as pas assez remâché, sur ta belle île? Nul n'est prophète dans son pays. Je l'emmerde, Malfaern. Je les emmerdes, les Vieux du Village. Je les emmerde tous, avec leur mépris et leurs chuchotements. Qu'ils s'abrutissent avec leurs balivernes à la con et leurs histoires de revenants. Le vingtième siècle va finir par les avaler vivants et personne va se rappeler d'eux. Y a que Marian ici, à qui il reste un peu d'humanité et ils la laissent geler toute seule chez elle. Je t'emmerde toi, sale crétin. Tu veux rester dans ta crasse? Tu t'en fous de perdre tes petits orteils? Tu veux finir à l'hosto et à te bourrer de médocs le reste de tes jours? C'est ça, que tu veux? Ouais, t'es qu'un junkie. Et t'en sera un toute ta vie. Comme moi. J'prétends pas être autre chose."

Tu lui cracherais au visage, à ce petit enculé. Peut-être paie-t-il pour quelqu'un d'autre. Mais il te reste une gêne. Sans doute ce qui boue, dans ton sang.

"Moi au moins, j'essaie de m'en sortir, tu comprends, ça? Tu crois que t'es l'seul à l'avoir eu salée? J'ESSAIE DE M'EN SORTIR. Je ramasse ma thune. Enfin... je ramassais ma thune jusqu'à ce que tu viennes FOUTRE mon job en charpie. Je ramasse ma thune, je trouve mes réponses et je me barre loin d'ici. Tu devrais faire pareil."

Malaise. Cette impression de connexion. De miroir. Cette maudite sensation de mains partout sur toi. Peut-être qu'une partie de toi veut qu'il comprenne. L'impression d'être fouillé, d'être déshabillé. Ianto t'aurait-il laissé seul, cette soirée-là si tu n'étais pas aussi gênant, pour lui? Aussi tache? De trop, dans cette maudite famille? Le bâtard de Malfaern?

Tu me vois, fiston ? Tu me vois vraiment ?

Même accent. Même nonchalance. Même sourire déformé.

Tant pis si tu laisses une partie de ton épiderme, sous ses ongles, c'est comme un chat sauvage que tu te déprends de sa poigne. En griffant et en crachant. Tu te recules, comme si on t'avait marqué la joue au fer rouge.
Non l'air ne passe plus. Tu titubes. Tu t'étoignes, à la renverse. Les yeux plongés dans ce maudit trou noir.

Ce type... ce type n'est pas comme toi, non.
Il n'est pas sensé être là

Comment....?!

La police était venue, à l'hôpital, avec une intervenante du Nant y Glyn Community Mental Health. Pour expliquer à tes parents qu'on ne voyait rien, sur les caméras de sécurité du quai, malgré ta description des trois mecs. Rien qu'un pauvre adolescent mal dans sa peau. C'était sans doute la dernière fois que tes parents croiraient un seul mot de ce que tu disais.

Personne ne t'avait poussé en bas du quai. Ces hommes... tu les avais imaginés. Pour éviter de parler de ton geste, Dafydd...

"Ne.... ne m'approches pas...."

Tu dévisages le jeune homme, devant toi. Est-il réel? Les touristes... les touristes l'ont vu, si? Un instant, tu doutes. Tu doutes de toi, comme lorsque cette putain d'intervenante s'était assise, au bord de ton lit, pour te demander à quoi tu pensais, pour te jeter du quai.

"Tu.... tu es comme eux. C'est.... c'est ça? Ne me... ne m'approches pas. Je... je n'ai rien à te donner... Va... va t'en. Sors de ma tête et v.... va-t-en. "
Ange
Ange

Le spleen

Ange & @Dafydd Lloyd

02.1994
tw :
Il en a la caboche retournée, geignant son inconfort, une main crispée aux cheveux. Ce qu’ils peuvent être agités, là-dedans. Toujours secoués d’angoisses et de regrets. De peurs plus ou moins rationnelles. Et lui, trop jeune pour parvenir à poser des barrières. Paillettes sanglantes sous ses griffes. L’autre crachote dans sa vision périphérique, animal blessé et mauvais. Il songe qu’il va fuir, sans doute, s’il ne le retient pas. N’a aucune intention de le faire.

Ni l’approcher ni aller le chercher. Pas encore, pas tout de suite. Pas au risque de se brûler encore. Il s’ébroue comme une bête, disperse les éclats de pensées et de hargne qui ne lui appartiennent pas. Au moins, la question a de quoi se poser. Au moins, Dafydd n’est peut-être pas si stupide. Si engoncé dans son ignorance volontaire. Lui en lâche sa tignasse pour mieux le regarder, la fatigue tiraillant ses os maintes fois brisés.

« Non, je ne suis pas comme eux. » Dis celui qui sait bien mieux reconnaître ce qu’il n’est pas -  ou plus – plutôt que l’inverse. Et pour conclure, il secoue la tête et ajoute. « Mais je ne suis pas comme toi non plus. »

Il n’est en somme pas grand-chose et s’il n’est pas totalement mort, il l’est bel et bien sur le papier. Mais les papiers, les Hommes en sont friands et lui ne s’intéresse guère aux élucubrations administratives. Il y a une tombe à son nom, quelque part dans le cimetière local. Une tombe vide qu’il aura tôt fait de saccager à l’occasion. Car personne n’a plus à rouler ces syllabes impies sur la langue. Qu’on le laisse mourir avec la marée.

« Je suis autre chose. » Et comme pour affirmer son propos, se convaincre lui-même. « Je suis réel… Je suis fait d’os, de peau, de chair… J’existe, sur le même plan que toi. »

Ou presque. Il ne saurait trop définir ce qu’il réellement. Est devenu, ou a toujours été. Rien d’assez humain, et rien d’assez mort. Quelque part entre les deux. Il ouvre la bouche, semble chercher le mot et la referme sur le silence. Il n’y a rien de tangible qui vienne et ceux dont usent les traqueurs pour désigner son espèce sonnent faux à ses oreilles.

Une main – qu’il avait tendue, il ne s’en souvient pas – se rétracte, revient sagement le long de son flanc. Il aurait aimé lui prouver qu’il est encore tiède, bien là, concret. Mais sait que sa peau est glaciale, à peine réchauffée par les étoffes qu’il y enroule par simple convention. Et Dafydd n’est pas encore prêt à la saisir. Étrangement, cela lui laisse un poids en travers de la gorge.

Son visage est soudain celui d’un gosse de mille ans, la connaissance durement acquise d’un vieillard au fond de l’œil malgré sa petite vingtaine apparente. De la gravité dans la voix et de la sagesse dans le corps. « Et tu n’es ni fou ni malade. »

Autant que faire se peut. Autant que sa condition humaine le lui permette. Et s’il voudrait ses paroles rassurantes, il sait ne provoquer qu’un doute plus houleux encore. Une discorde plus pesante. Comme tous ses semblables. D’un geste maladroit, il se dégage de côté, vient s’adosser à la colonne qui maintient en place la petite terrasse. Il ne voit rien de Marianne. Ne possède pas l’étrangeté qu’abritent les yeux de Dafydd. Le pourrait, sans doute, s’il le voulait. Mais chaque chose à sa place. Les morts ont la leur derrière le voile. Son soupire, à nouveau, en proie à une grande fatigue. « Les gens n’aiment pas ceux qui frayent de trop près avec l’inconnu et toi… Disons que tu patauge dedans. Rien d’étonnant à ce que je t’ai senti arriver d’aussi loin. »

Ou c’est peut-être la misère. Celle qui colle au corps comme le vieux goudron. Celles qui attirent toutes sortes de moustiques. Des producteurs véreux au plus littéraux des monstres et lui est de ceux-là. En fin de compte, rien de très différent et la liberté qu’il pensait avoir acquise lors de sa transcendance ne le prend désormais qu’à la gorge pour le rapproche du pire de l’Homme. La douleur dans sa jambe remonte comme ce n’est plus le cas depuis la noyade. Il tente de l’ignorer d’un cliquetis de griffes et vient se pincer le nez. « Je sais pas pourquoi je me fatigue de toute façon, tu ne vas rien écouter et retourner dans ton déni, et prétendre que j’ai pas existé – ce qui est sacrément vexant. »

Il commence à s’y faire. À ces petits ingrats, à tous ceux qui le prennent pour un simple monstre sous le lit. Aux enfants égarés d’Awel qui prennent peur lorsqu’il en vint à réaliser leur souhaite. Je veux juste que Simon disparaisse et me laisse tranquille. Et Simon qu’on a retrouvé mutique, trois semaines plus tard. À ces connards qui demandent et prennent sans poser de question, offrent en retour des yeux ronds de terreur. À ces imbéciles murés à leur propre corps, incapables de voir plus loin que le bout de leur fantasme. Écarter les pans de leur réalité, embrasser leur nature pour de bon. Ceux-là, tu leur lécherais bien l’héroïne et le poison à même le creux du coude pour les féliciter de vivre. Mais Dafydd est un imbécile comme les autres.

Propre de l’humain, de se planquer derrière sa peur. Une sorte d’instinct de survie. Qu’il n’a jamais eu, pour sa part. Peut-être que Tobias aurait pu s’en apercevoir dès le début. Peut-être qu’il n’avait rien envie de voir, lui non plus.

« C’est Ange, au fait. » Si jamais quelqu’un en a encore quelque chose à foutre. Dafydd, Marianne, lui-même. Il s’écarte d’un pas sur sa jambe brinquebalante. Quelque part au cœur de la chapelle, il trouvera un endroit pour se reposer quelques jours. Là où le Père pourra le veiller et le couvrir. Tant qu’il le tient encore fermement au bout de sa laisse. Sa direction est bien évidemment celle de la plage. « Quand tu en auras assez de toi-même – enfin plus que c’est déjà le cas – tu n’as qu’à me demander sur Awel. Ou attendre que je repasse dans le coin… Ou t’intéresser enfin à ce et ceux qui t’entourent. »

Vivants ou morts.






Dafydd Lloyd
Dafydd Lloyd
Ange.

Tu sens encore ses ongles sur ton visage. Ses ongles maintenant perlés de ton sang empoisonné, comme si la mort ne lui pendait pas au bout des griffes. Le cul dans les algues, tu observes la créature blanche, adossée contre la vieille maison te tendre la main...  

Une partie de toi voudrait prendre cette main. Vraiment. Enrouler ces doigts pâles entre les tiens et succomber, tout simplement.

Prends-moi et emmène-moi avec toi.

Oh oui... tu en rêves, Dafydd.
Mais tu restes là, à vaciller dans le sable comme un enfant pris entre la réalité et le cauchemar.

Lasse. La chose semble si lasse de tout. Du monde entier et de sa propre peau. Surtout de toi.  

Surtout de toi, oui.
Et tu la laisses partir.
Comme un con.

Tu n'es pas prêt.
Pas encore.


****



Fin Mars 1994


Les mains dans les poches, tu avances sur la plage et dépasse à grandes enjambées la vieille maison Griffiths. À peine y jettes-tu un coup d'oeil, vraiment. Cela fait deux mois que tu l'évites. Deux mois que tu n'es pas passé devant. Le carreau de la fenêtre est toujours cassé, à l'étage. Personne ne l'a changé, malgré le vent, malgré la pluie, malgré le froid. Et la chaise berçante continue vaciller doucement sous la brise printanière. Tu sais maintenant que l'électricité y a été coupée le 29 décembre 1962, durant le terrible blizzard qui a secoué l'Angleterre et le Sud du Pays de Galles et qu'elle n'y a jamais été rétablie. Tu sais que toute la région a croulé sous une dizaine de pieds de neige et de glace, cette nuit-là et que quelques personnes isolées n'ont pas survécu au froid. Tu sais que Marian t'observe, derrière la fenêtre cassée de sa chambre à coucher, à l'étage. Elle t'attend, pour son éternelle tasse de thé.

Mais tu n'es pas prêt.
Pas encore.

De toute façon, ce n'est pas pour elle que tu es là, aujourd'hui.
C'est pour Ange.

Thackery Binx est resté sagement à la maison, cette fois-ci. Probablement en boule, endormi paisiblement sous ta vieille couette. Toi, tu as prétendu à qui voulait bien l'entendre vouloir te dégourdir les jambes. La bonne excuse, pour celui qui vient d'être enfin libéré de son plâtre et de ses voeux de rétablissement rose fluo. Tu n'as plus à rester entre quatre murs. Tu n'as plus à t'enfermer à la bibliothèque ou à la mairie, pour tuer le temps.

Tes tours reprennent.... et tes questions aussi.

Je suis fait d'os, de peau et de chair...

Il n'est pas comme les trois hommes du Victoria Pier, non.
Pas comme toi non plus.

Alors quoi?
Quoi?!

Tu t'assois sur un rocher et mets ton éternelle cigarette entre tes lippes et tente de l'allumer, malgré la brise qui s'est transformée en rafale. Rien à faire, le vent ne veut pas de ton cancer.

Toi, tu patauges dedans. Rien d'étonnant à ce que je t'ai senti arriver d'aussi loin.


Tu lèves la tête vers le ciel. Gris, blafard, comme la dernière fois. Le soleil n'existe pas, au Pays de Galles. C'est une légende. Du même ordre que Mari Llwd et The Waterston Lady. Un autre coup de briquet. Rien, toujours pas d'étincelle, toujours pas de fumée.

Mais une longue silhouette blanche, appelée par le cri des mouettes.

Rien d’étonnant à ce que je t’ai senti arriver d’aussi loin.


A-t-il senti ton appel, Dafydd?

Ne sois pas aussi con.
Probablement pas.
Mais le type bourru de l'autre jour a dû faire passer le message, sans doute.

Un autre coup de briquet, encore. Et la lumière jaillit. Tu aspires la nicotine comme un affamé en terre déserte et la recrache nerveusement. Ton regard s'échappe, un instant, vers les vagues. Vers les oiseaux qui tournent autour de la plage comme des rapaces, prêts à s'envoler avec leur proie. Tu déglutit. Tu baisses les yeux vers ta cigarette. Il te surplombe maintenant, comme une de ces créatures qui vous crient leur rage, en haut.

Tu déglutis.

"Tu ne m'as toujours pas raconté la fin de ta putain d'histoire. Le garçon naufragé."

Silence.

"Et tu ne m'as toujours pas dit ce dans quoi je pateaugeais, ni ce qui nous reliait, toi et moi.
Ni ce que tu étais. Tu es un vampire, c'est ça?"


Hésitations.

"C'est bon. Je vais pas me mettre en boule comme la dernière fois. Explique-moi. Je t'écoute, Ange."
Ange
Ange

Le spleen

Ange & @Dafydd Lloyd

03.1994
tw :
Tendre est la marée avec ceux qui savent la dompter. Il est de ces déluges-là. Les patients et aussi les plus terribles. Ne forcera jamais à sortir de sa coquille un oiseau encore trop timide.

Dans une autre réalité, un hoquet dans le temps et l’espace, l’enfant décharné a saisi la main tendue. Pour s’en aller, ils ne savent où. Il n’y a pas de mots pour les lieux et les chances de cette sorte. L’Ange lui-même n’est pas tout à fait certain de ce qui les attend, de ce qu’il espère accomplir avec cet agneau-là. C’est une vérité qui n’appartient qu’à cette réalité. Une qu’ils n’ont pas traversée. Tant mieux, tant pis.

C’est un autre chemin qu’ils arpentent désormais, chacun de leur côté. Pour un temps, du moins. Jusqu’à ce que leurs routes se fracassent de nouveau. Ce n’est qu’une question de temps. Ces bêtes-là savent toujours où attendre leur sauveur.

Et le pâle s’en va avec les flots. Las, peut-être, mais surtout léger d’une entrevue qui s’efface déjà avec le sable. Rien pour lui n’a d’importance pour de bon. Rien de tangible, rien d’immuable.
Bientôt, l’oisillon serait prêt. Et lui, alors, sera là. À l’heure au rendez-vous. Comme toujours.

Et le voilà justement qui revient.

À la nage, ou presque. Il a marché, tout d’abord. A parcouru à pied la chaussée qui sépare Awel du reste du monde. Puis quand l’heure a tourné, que la lune et le vent ont fait leur office, lorsqu’elle a de nouveau été submergée, là seulement, il a laissé la houle l’emporter. Sachant parfaitement qu’elle le déposerait au bon endroit. Là où il aurait besoin d’être. Là où, dans le lointain, un appel résonne en écho. Il n’est pas sauveur à ignorer les prières du troupeau. Leçon bien apprise.

Les vagues lui ont chuchoté des mots doux pendant toute la traversée. Ce qu’il avait besoin d’entendre et de savoir. Que l’humain était prêt cette fois, ou presque. Qu’il était plus ouvert, plus apte à comprendre. Qu’il suffirait des bons mots. D’une langue assez aiguisée sous ses dents déjà en poignards blanchis.

Marian attend sagement à la fenêtre, témoin silencieuse de leurs échanges à venir. Elle est tous les autres.

Le garçon, bien vivant, attend lui aussi. Plus fébrile. Le vent chancelle, la flamme à son briquet aussi. La tempête se prépare et lui charrie un début d’averse dans son sillage. Comme toujours. Le visage du pâle, cependant, est moins radieux qu’à l’ordinaire. Moins serein. Lui aussi a, entre temps, dû batailler avec ses propres fantômes.

C’est en fin de compte ce qui l’amène ici aujourd’hui, plus que l’appel.

La certitude de trouver en Dafydd un camarade de disgrâce.

C’est qu’il ne sait pas faire autrement. N’a jamais noué d’amitié, d’aussi loin qu’il puisse s’en souvenir. N’a jamais su ou n’y a jamais été autorisé. Une fois. Rien qu’une fois. Vois comment tu as donc terminé.

À pas de loup sur la plage de pierres grises. À pas de chat. Il se faufile sans toutefois chercher une réelle discrétion. Apparaît au garçon distrait, grand décharné délavé, dégoulinant de flotte sans même trembler. Il l’éclabousse un rien, le fixe un long moment. La flamme à sa clope aussi. Comme une envie sourde de nicotine qui monte en lui. Aussi violente qu’un souvenir. Arrête ça, tu vas crever plus vite.

Les dents serrées, il grince. Chasse la fumée d’un souffle brutal et, s’écroulant tel un pantin, s’assoit enfin en personne civilisée.

« Je te l’ai dit. Le garçon a été recraché par l’océan. Ou plutôt, l’océan lui a offert une autre chance. La suite, je ne la connais pas encore… » Ou seulement en partie. La suite, c’est l’Avant qui ne veut pas lui foutre la paix. La suite, c’est qu’aussi divin soit-il, il ne peut empêcher la crasse de venir lui lécher la gueule. Faute de savoir quoi dire, il se contente alors de rire. Un ricanement aboyé du bout des lèvres. Le temps que Dafydd trouve quoi dire.

Quelque chose de plus malin à lui demander.

Il n’aime décidément pas se sentir plus humain qu’il ne l’est en réalité. L’entre-deux est pire que tout.

Cependant, le garçon ne cesse de le surprendre. Il cille, l’espace d’une seconde. Semble sincèrement chercher ses mots, les lèvres entrouvertes sur ses dents de cisailles. Il cherche ses mots à son tour, une vérité satisfaisante et plus ou moins exacte. Pour finir, il secoue la tête, formule les choses telles qu’elles lui viennent. « Oh non… Non, non non… Je ne suis pas un vampire. Ou en tout cas… Pas comme ceux des livres. Nous n’avons pas de noms, pas vraiment. On nous en donne, mais ce ne sont que des… Insultes comme tant d’autres. Demande à ceux de Sheperd’s Garden, comment ils nomment ceux de mon genre… »

D’une appellation archaïque, bien notée, bien classée. Qui sonne creux à ses oreilles et goûte sale dans sa bouche.

« Mais tu peux m’appeler vampire, si tu as envie. » De sa réponse nébuleuse ne ressort que l’évidence. Qu’il appartient à une autre catégorie de l’existence. Le vent vient coller quelques mèches devant son visage et il vient faire craquer sa nuque. Le bruissement sinistre résonne dans le néant de la plage. Puis il déroule un doigt à l’ongle pointu, le désigne pour mieux marquer son propos. « Toi… Toi tu n’es pas comme moi, c’est sûr. Si c’était le cas, je t’aurais senti encore bien avant, et je n’aurais pas pris le temps de te parler. » Secoué par la faim ardente qui le pousse à l’attaque contre ses propres semblables.

« Tu es bien comme eux. Comme tous les gens, partout. Mais tu as quelque chose de plus, c’est certain. Tu es… Sensible aux choses invisibles. Tu vois ce qui ne devrait pas être vu, tu entends là où tes oreilles ne devraient pas traîner. » Il a écarquillé les yeux se disant, puis reprend comme pour se corriger. « Moi je trouve ça charmant. Vous êtes beaucoup ici. Cet endroit, Malfearn… C’est presque un aimant. Pour les comme toi, et les comme moi. Et comme nous, vous aussi, vous êtes tous différents les uns des autres. Tu es un spécial parmi les spéciaux, si tu préfères. »

Ça n’a sans doute pas beaucoup de sens. Et Dieu sait qu’il fait des efforts. Tente sincèrement de s’exprimer au mieux, à la mesure de ce que lui dicte son esprit. « … Tu peux me faire confiance, je dis la vérité. Je ne peux pas mentir. Aucun d’entre nous ne le peut. »







Dafydd Lloyd
Dafydd Lloyd
TW : maladie, mort, homophobie, transphobie.

Arrête ça, tu vas crever plus vite. Geste en suspens, le briquet clique dans ton silence. Cigarette au bec, tu boudes. Pensée parasite qui ne t'appartient pas. Le décharné l'a pensé si fort que la tirade a rebondi cent fois dans ton crâne. À moins que ce ne soit toi qui roule ces mots en boucle, sur la pellicule de ta mémoire.

Soyons honnête, c'est sûrement de toi.

L'étincelle réapparait pour disparaître à nouveau, laissant dans son sillage une faible volute de fumée blanche. Elle s'envole dans le vent. Une vraie métaphore de ton existence. Une allumette en plein jour d'orage. Sitôt allumée, sitôt partie. Pétard mouillé.

Tu as la mort au bout du nez. Elle t'attend, à chaque détour. À chaque sourire dans l'ombre des bars, à chaque prise de sang, à chaque pli, dans le visage de ton foutu médecin lorsqu'il consulte tes résultats. À chaque fois que tu te coupes. À chaque fois que tu t'examines, à la recherche frénétique d'un signe que le virus est sorti de sa torpeur.

Arrête ça, tu vas crever plus vite.
Tu renifles. C'est quand, déjà, l'envolée de Michelle? Le mois prochain. Pas question de crever dans un hôpital. Son Jules a volé ce qu'il fallait, au boulot. Peu de chances que la famille permette à la bande de se réunir devant le cercueil. Et encore... qui a envie de voir Michelle mégenrée, en veston et cravate? Personne. Alors le Jules a réuni la bande à Cardiff. Il a tout organisé pour laisser partir Michelle en beauté. À son image.

Pensera-t-on à te faire la même faveur? Permets-nous d'en douter.

Il est là. Il est arrivé par les flots. Comme un prodige, comme le Messie. Il t'éclabousse. Oh! Ça va. Tout était déjà humide de toute façon. Tu frissonnes. Tu n'arrive pas à regarder le garçon. Pas encore. Tu gardes tes iris rivés sur le bout noirci de ta cigarette.

"Une autre chance..."

Ton rire triste fait écho à l'aboiement tordu qui sort de la poitrine rachitique d'en face.

"Et que fait-il de cette autre chance, le garçon? Est-ce qu'il la regrette? qu'est-ce qu'il fait, quand il sort de l'eau? Qu'est-ce qu'il fait de ses journées, de ses nuits? Est-ce qu'il sait ce qu'il va en faire? Est-ce qu'il se sent seul? Aurait-il préféré être englouti par l'océan?"

Non, pas un vampire. Tu chialerais comme un gosse. Où est Lestat? Où est Louis? Es-tu seulement digne d'eux? Digne du garçon? Pas un vampire. Mais pas humain non plus. Une autre chance... quelle sorte de chance? Tu jettes un regard à la mer devant vous. Te vois-tu sortir de l'écume couvert d'algues? Est-ce que cela en vaut la peine?

Ta main tremble. Deux mois que la question revient, aussi sûrement que la marée. Encore et encore.

" Je me fous des types du Sheperd-Machin. Rien à foutre. Toi, tu as envie que je t'appelle comment?"

Question bidon, pour cacher ta nervosité. Tu sais ce qu'il va te répondre. Ange. Pourquoi en vouloir plus? Comment t'appellerait-on, si tu étais comme lui?

Comment t'appellerait-il?

"Tu parles en charades, l'ami. Voir ce qui ne devrait pas être vu. Entendre ce qui ne devrait pas être écouté... J'ai vérifié, tu sais. Ils t'ont bel et bien vu, les touristes et ils t'ont entendu, aussi. Oh! Pour ça, ils t'ont bien entendu. "

Le rire... quelles autres déformations cache-t-il?
Tu jettes un coup d'oeil rapide. Griffes. Membres démesurés. Tu as déjà vu pire. À l'hôpital, entre les machines, les râles et le mépris du personnel. Inspiration. Cette mort-là semble à priori bien plus jolie que ce qui t'attend.

"T'en fais pas. Je ne cherche pas à être... spécial. Juste... juste d'être là, tu vois?"

Silence.
Bien sûr qu'il ne voit pas. Tu soupires. Un aimant? Tu n'y comprends pas grand-chose.

Fais un effort.
"Un aimant? Il y en... il y en a d'autres comme moi?"

Expiration. La nicotine trempée parvient tout de même à te brûler un peu les poumons.
À te faire sentir vivant.
Pourras-tu fumer, après?

"Je suis né ici, tu sais? À Sainte-Madeline's. Ma mère a utilisé un faux nom. Mary Lloyd. Mais... je l'ai trouvée, dans les registres. Je suis... je suis juste venu voir un peu d'où je venais. Qu'est-ce qu'il y avait de si spécial ici pour tout abandonner. Même sa famille. "

Grimace.
"Je n'ai pas trouvé, encore."

Un autre silence.
"Je te crois, Ange. Je te crois. Je ne te mentirai pas non plus. Je te le promets"

Les mots deviennent mécaniques. Tu peines à articuler.
"Ange... Je... Si.... si tu me donnes.... une autre chance.... je ne t'embête pas. Je pars tout de suite après. Je m'en vais loin, okay? Je veux juste une autre chance. Juste une autre chance."

"Comme le garçon de ton histoire."
Ange
Ange

Le spleen

Ange & @Dafydd Lloyd

03.1994
tw :
Il y a ce lien effiloché entre leurs esprits. Se tisse et se tire, involontaire, mais bel et bien présent. Encore fragile. Vacillant telle la flamme au bec du briquet, au bout de la clope. Si la mort attend Dafydd au tournant, lui est déjà passé entre ses filets. Sans rien demander. Sans rien comprendre. Arrête ça, tu vas crever plus vite.

L’ironie en est presque sublime. Des inepties teigneuses d’entre les lèvres de son propre tueur.
Pour autant, il ne saisit pas grand-chose des ultimes envolées. Lui n’a pas choisi la sienne, ne s’en préoccupe plus, n’aura d’ailleurs plus jamais à le faire. Cette épée de Damoclès au-dessus des Hommes est désormais hors de sa portée. Il ne sait pas bien s’il devrait ou non s’en attrister.

Ce qui le heurte un rien, c’est comme l’autre se refuse à le regarder. « … Il ne regrette pas. Il n’en a pas l’occasion, il n’y pense pas. Il redécouvre le monde autrement, et il apprend à vivre avec lui-même, autrement. Et lorsqu’il est trop fatigué, il se laisse couler à nouveau. On ne se sent jamais seul, sous la surface. »

Jusqu’à ce que la vie se rappelle à lui, l’en extirpe de force. Le jette à nouveau en pâture à la connerie des bien-pensants. Pas de Lestat et encore moins de Louis. Il n’en a ni la flamboyance dévoyée ni la mélancolie agaçante. Il n’y a que lui. Ce qu’il en reste. « Ange. »

C’est simplement ainsi qu’on le nomme. La dénomination qui convient tout à fait, sans mentir. Le nom de polichinelle. De quoi animer pour de bon la marionnette. Pour autant, au-delà de ces bêtes considérations, l’agacement du garçon lui arrache un rire grinçant. Décidément, il faut tout leur expliquer. « Bien sûr qu’ils m’ont vu puisque j’existe, le contraire aurait été vexant. »

Le cliquetis de ses ongles griffus à même la pierre. Le craquement à son épaule noueuse et son corps juste un rien trop long, sa trogne un rien trop fixe. « Je suis bien vivant, moi. »

Rien à voir avec les funestes amis qui jalonnent le chemin de Dafydd. Qu’il ne peut lui-même voir, mais qu’il peut sentir. Hérisser son épiderme et ses plumes. « Un aimant oui. Malfearn est un aimant, tu es un aimant plus petit. Elle attire les choses comme moi, les êtres comme toi. Quant à toi, tu attires la Mort et ses messagers. » Déjà son regard s’éveiller et brille, passionné par cette tourmente implacable qu’il inflige. « Tu sais bien qu’il n’y a personne à l’étage de la maison Griffiths, Dafydd. Plus depuis très longtemps. Tu sais bien que les choses que tu vois n’apparaissent qu’à toi seul. »

Voilà ce que Malfearn a à offrir. Des tourments et des révélations. Et Dafydd qui ne saisit rien. Qui ne comprend pas que s’il se refuse à mentir, c’est uniquement parce qu’il en est incapable. « Une autre chance ? Comment je ferais ça au juste ? Tu veux aller te noyer tout seul peut-être, et voir si toi aussi tu reviendras ? Crois-tu que je me sois jeté à l’eau tout seul Dafydd ? Ta naissance t’a gâté autrement que moi. C’est ainsi, nous n’y pouvons rien. Tu ne seras jamais comme moi et je ne serais jamais à ton image. »

Pour un peu il lui dirait bien de tenter sa chance. D’aller se noyer s’il le désire tant que ça. De sentir l’eau glaciale lui lécher l’intérieur des poumons et du myocarde, si ça l’amuse. Qu’il goûte à ce que lui a traversé. Et n’en revienne probablement pas.








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