Maelström
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Annonce moi au Chaos - ft Ange

2 participants
Jakob Morgensen
Jakob Morgensen
Annonce moi au Chaos - ft Ange 6p8D
Annonce moi au Chaos
pv  @Ange
TW violence

Spoiler:

        Il y avait sur le port une sacré agitation. Pas une agitation d’hommes ; ces derniers étaient pour la plupart occupés à dépenser leur paie en noyant un chagrin malin dans le profond d’une bière. C’était une agitation sauvage. Celle des oiseaux de mer autour des restes de poisson laissés sur la jetée. Plusieurs goélands, la goutte rougie pointant au bec et l’œil torve, battaient des ailes dans l’espoir vain de chasser leurs congénères. Ça claquait sec dans l’air frai du soir, ça poussait des cris granuleux et colériques. Entre leurs pattes, les viscères des pèches journalières, éventrés sur la place publique comme autant de condamnés à la faim humaine. Les mouettes, petites futées, passaient entre les géants pour dérober l’air de rien quelques morceaux avant qu’ils ne soient gâtés. Charogne marine au sang coulant le long des pierres rugueuses. Un goutte à goutte se diluant dans les eaux du port. Invisible dégradé.

Dans l’obscurité dominante, la brume venait offrir un cocon vaporeux. Une présence aussi réconfortante qu’elle vous glaçait jusque dans la moelle des os. Ambivalente maîtresse des côtes galloises. Envoûtante traîtresse des marins perdus. Dans une régularité de métronome, bouées et balises lançaient des appels désynchronisés, valses circulaires en rayons de lumière. Parfois, entre les rideaux épais du brouillard, on discernait la silhouette d’un chalutier encore en activité. La pèche en silence, entre les vagues glacés de l’hiver.
Il faisait froid.

De toute la journée, c’était comme si le soleil ne s’était pas levé. Une coutume de ce pays. Rien qu’une lueur malade et palote pour compagne tout le jour durant, aussitôt apparue que déjà elle vous quittait sans même un regard pour les errants terrestres. Tout ce qu’il restait à faire c’était rentrer la tête dans les épaules, remonter le col de sa veste, et faire comme tout le monde. Entrer dans un pub, boire, sombrer un peu plus dans la mélancolie de ceux qui vivent entre le soleil et la nuit.

Jakob en était là.

Assit sur l’un des tabourets hauts, il était accoudé au bar à une place qui était devenue la sienne au fil des années. Bien que dos à la porte d’entrée, cette position offrait une bonne visibilité des lieux car elle faisait face à un miroir installé derrière le comptoir et qu’on apercevait entre les étagères couvertes de bouteilles de toutes sortes. La décoration des lieux était celle de bien d’autres établissements servant boissons. Un lambris sombre couvrait les murs. On y avait suspendu quelques décorations, affiches pour une marque quelconque, anciennes photographies, cartes de la région ou souvenirs retraçant l’histoire du coin. Les appliques murales diffusaient une lumière tamisée et orangée qui réchauffait un peu l’atmosphère, allant jusqu’à se perdre dans les poutres du plafond. Ces dernières étaient peintes en rouge, et montraient des petits motifs ornementaux qui témoignaient de l’ancienneté du bâtiment. Régnait ici une odeur forte de tabac, d’alcool et de fumée. Comme chaque soir, un feu vif brûlait dans l’âtre de la cheminée qu’on ravivait d’autant plus que l’humidité du port remontait facilement, et ce malgré les épais rideaux qui obstruaient à moitié les vitres. Au fond, rien ne différenciait le Ragged Baron d’un autre bar, sinon quelques détails que seul un regard expert reconnaissait. Les chaises et les banquettes, couvertes d’un tissu un peu limé rayé vert et violet, étaient pour la plupart vides. C’était calme ce soir. Après tout, on était lundi, et à part quelques habitués, tout le monde avait mieux à faire.

Ainsi, n’était présente ce soir que la vieille garde.
Le barman, sans doute pour respecter un cliché populaire, était en train d’essuyer des verres tout en discutant avec un autre client à mi voix. Dans une alcôve, deux hommes d’une bonne soixantaine d’année jouaient aux dames comme tous les soirs, une large chope à la main. Un dernier enfin, fumant la pipe, une épaisse barbe grise marquant son visage bourru de marin était assit à côté du feu. Il semblait plongé dans la contemplation passive des braises, perdu dans l’écoute du crépitement et de la musique que diffusaient les hauts parleurs accrochés en hauteur, une des seules incursions de la modernité dans ces lieux. Ce soir, ils diffusaient le folk typique de Meic Stevens, la guitare un peu étouffée dans le grésillement des enceintes. Personne n’avait rien à y redire.

Jakob leva la main et porta la cigarette à ses lèvres, aspirant une dernière bouffée qu’il garda plusieurs secondes dans ses poumons. La braise se rapprocha du filtre, venant chauffer le bout de ses deux doigts. Il tendit le bras, et d’un geste machinal, écrasa le mégot dans un cendrier prévu à cet effet tout en soufflant en un mince filet la fumée grise. Il saisit sa consommation. Le liquide avait la couleur de l’ambre et brillait comme un joyau précieux dans la lumière faible du bar. Portant le verre à ses lèvres, il fit entrer dans sa bouche un peu du breuvage et le garda un instant sur sa langue pour en savourer les nuances avant d’enfin l’avaler. Le whisky avait un caractère fort, tourbé, il laissa dans sa gorge une brûlure et un goût savoureux. Il reposa le verre, désormais presque vide, et vit le patron tendre la main vers une bouteille qui lui était réservée. Le chasseur secoua la tête d’une façon presque imperceptible et l’autre stoppa son geste, retournant à sa tâche méticuleuse. Jakob buvait toujours avec raison, du moins lorsqu’il n’était pas chez lui. Les jours de fermeture du restaurant, il lui arrivait de venir ici passer une heure ou deux. Il aimait ce quelque chose d’authentique qui donnait son charme à l’endroit, comme il aimait se retrouver avec ses semblables après s’être mêlé à la foule des innocents le reste du temps. Parfois, il discutait avec les autres Hurleurs présents, parfois, il lisait, parfois encore, comme ce soir, il restait simplement le regard dans le vague, reposant son âme des affres de la vie quotidienne. Lauren ne travaillait pas, si bien qu’il n’y avait personne pour venir troubler son introspection et c’était bien.

A moitié présent, à moitié ailleurs, il jouait machinalement avec une pièce de monnaie qu’il faisait tourner entre ses doigts. Le cercle d’argent virevoltait sur le bois du comptoir comme une toupie avant de retomber en tremblotant. Pile ou Face. Toujours. Jakob se sentait fatigué, tant physiquement que moralement. Sans doute ferait-il mieux de rentrer et de dormir. Mais à chaque fois qu’il se résolvait à partir, ses doigts lançaient à nouveau la pièce, et il restait, fasciné, dans la contemplation de l’objet brillant comme hypnotisé par cette danse répétitive, un tintement aigu aux oreilles.

Ce fut alors que le frisson le prit. Comme une main invisible et glacée qui venait caresser son dos. Ses muscles, en réaction, se crispèrent et son corps se figea. Devant lui, sous ses yeux immobiles, la pièce tournoyait toujours. La sensation de nausée, si caractéristique, vint gâter le goût de l’alcool sur sa langue. Il fut remplacé par celui acide et âcre de la bile. Un engourdissement rapide lui picota le bout des doigts. Les images apparurent, en superposition au monde présent.

La peau offerte à la morsure des voraces.
Les vagues à l’envers d’un océan d’écume.
Le sang qui coule d’une plaie ouverte.
Des vers plein la carcasse,
d’une coque de bateau échouée.
Fracasse contre les rochers
d’un désert de bruyères éventée.
La plume virevolte et goutte
d’une perle mauvaise.
La mort en silhouette dans la lande trempée.


L’air soudain entra à nouveau dans ses poumons. La vision s’estompa mais laissa une trace dans la rétine de l’Augure. Des images fugaces qu’il ne pouvait oublier. La pièce était couchée sur le comptoir, le profil altier d’une figure en prévision de ce qui s’approchait. Il s’en saisit et la glissa dans la poche de son costume en laine. Un profond soupir souleva ses épaules et d’un geste lent et las, il posa son pouce et son index sur l’arête de son nez et se frotta les paupières. La petite scène qui venait de se jouer, pourtant au combien discrète, n’avait pas échappée au regard avisé du barman qui le fixait désormais avec insistance.

« Je crois qu’il est l’heure de fermer patron... » dit-il d’un ton voilé.
« Qu’est ce que tu as vu ? » Demanda l’autre en rejetant son torchon sur son épaule et en posant ses deux mains sur le bar juste devant lui. Jakob n’avait pas besoin de regarder, mais il savait que les autres hommes présents le fixaient également. Pour toute réponse, la Mâchoire vida d’un trait ce qui restait de son verre sans prendre le temps cette fois d’en savourer les parfums et le reposa d’un coup sec sur le comptoir.
Ses visions étaient toujours étranges, elles laissaient des impressions troubles qu’il fallait interpréter. Un exercice complexe, souvent en demi-vérité. Il n’en parlait jamais, se contentant de donner des conseils, parfois des ordres, en fonction de ce que l’avenir lui soufflait. D’un regard, il fit comprendre au barman qu’il ne valait mieux pas discuter, et encore moins perdre de temps. L’autre, qui le connaissait pour ainsi dire depuis toujours, ne se fit pas plus prier et après avoir reposé son torchon, contourna le comptoir et d’un geste sans appel, invita les quatre autres à quitter les lieux ce qu’ils firent dans un silence de cathédrale. Tous le regardèrent en passant, mais Jakob lui ne les voyait déjà plus. Il s’était retourné sur le tabouret et faisait à présent face à la porte d’entrée par laquelle ils sortirent les uns à la suite des autres.

« Je vais prévenir Sheperd’s Garden... » annonça le barman avant de refermer la porte. Jakob ne bougea pas. Déjà, il se préparait à ce qui allait arriver. Il cloisonnait son esprit, laissait s'échapper l’appréhension et le malaise de la vision pour ne laisser que la pensée pragmatique du chasseur. Au fond de lui, il espérait bien sur que tout cela était une mesure inutile et que rien ni personne ne viendrait, mais son instinct lui dictait le contraire. Un dernier client approchait.

Les hauts-parleurs étaient silencieux. Le disque était terminé.

Lauren ne travaillait pas ce soir. C’était bien.
Ange
Ange

Annonce moi au Chaos

Ange & @Jakob Morgensen

02.1994
tw : violence

My body has died but I'm still alive
Look over your shoulder, I'm back from the dead
Lightin' my candles to draw me in



Face.

J’avance dans la tourbe et les herbes chiches s’écartent sur mon passage.

Pile.

Je charrie avec moi l’océan et ses intimes pourritures.

Face.

Tout de blanc vêtu il avance, les pieds nus à même la pierre humide. Qu’ils lancent les chiens à ses trousses et fassent sonner les cors de chasse, il est déjà trop tard. Il est rare que le céleste quitte les rivages grisâtres d’Awel. C’est la contrariété qui le pousse, comme une bourrasque dans le dos emplumé. Rien de plus dangereux qu’un enfant fauché trop tôt, figé dans sa violence crasse et tout ce que ça implique de cruelle innocence. Il aurait été avisé de ne pas le jeter trop tôt de cette falaise.

Il aurait été avisé de s’assurer de la mort.

Il aurait été avisé de simplement couper la tête.

Mais tu n’en as même pas eu le courage.

Le Ragged Barron s’élève là comme un souvenir alcoolisé. Comme l’ombre d’un lieu qu’il aurait fréquenté. Une fois ou deux. Trop jeune sans doute. Dont on l’aurait chassé. À coup de raillerie peut-être. Un lieu que le monstre décriait comme il déversait sa haine sur tout ce qui vit et respire. Surtout sur lui. Toujours sur lui.

Pile.

Quoiqu’on en dise, l’air du port, les volutes acides qui s’élèvent de la bâtisse. Ce foutoir de souvenirs flous et de sens en éveille. Quelque chose de familier le prend aux tripes sans qu’il n’en trouve ni d’intérêt ni d’importance. C’est en général ce que provoque la mort prématurée et brutale. L’image de la falaise se rappelle à lui, agite son corps d’un frisson presque énamouré.

Face.

N’importe quel autre Hurleur l’aurait réduit en pièces avant de balancer les morceaux.
Comme un dernier sursaut d’humanité, il se jette dans la gueule du loup. Espère peut-être s’y punir pour de bon.

Le bar leur fait comme un cercueil chaleureux. L’endroit se vide et seules demeurent quelques fortes têtes. Jim est l’une d’entre elles. L’a toujours été. Jeune Mâchoire encore malavisée, la sienne toujours serrée. Ça racle comme une glaire dans le fond de sa gorge rauque. « Qu’est-ce que tu chantes encore le vieux ? »

Le respect pour les anciens a la vie dure de nos jours. « T’es sûr que t’as pas juste bu trop vite ? À ton âge c’est pas bon. »

Ça ricane. Jim a l’aisance et la gouaille des chiens fous. Parmi les plus anciens, les paris sont déjà lancés sur le temps qu’il lui reste vivre. Avant qu’une mission ne l’agrippe trop loin, trop bas. Avant qu’un Unseelie moins bien luné qu’un autre se décide à lui précipiter sur les mauvaises pentes. Les accidents ne sont pas rares dans le milieu.

Le silence en suspend se fracasse en un milliard d’éclats de rire. Il semblerait pourtant que les portes n’aient pas été ouvertes. Ce n’est que l’air qui s’alourdit et étouffe, prend à la gorge en un relent d’iode froide. C’est l’atmosphère tout entière, qui s’abat sur les épaules et le ventre qui se tord, cherche à se vider de toute substance pour mieux embrasser le vide. La lourdeur torve du monde tout entier.

« Putain. » C’est Jim qui rengaine, cherche son arme d’une main presque distraite, les yeux rivés aux ombres qui s’étendent et convulsent.

C’est stupide ou inconscient pour une immondice de se montrer à leur propre nid. Ou c’est bien pire. Ou c’est que l’être lui-même n’a rien à craindre. Que les balles, les jurons et toutes les forces des Hurleurs n’ont rien pour l’impressionner.

Et les yeux jaunes de se détacher dans l’obscurité. Et sa silhouette pâle de se redresser, émerger des ténèbres et grimper sur le comptoir d’un pas tranquille.

La sécurité de l’arme claque et lui caquette dans le fond de sa gorge. D’un regard au corniaud, il impose le silence. Une simple balle.

Imagine-moi sous ton lit. Imagine-moi à l’angle de ta chambre. Te regarder dormir, souffler à ton oreille. Tout arracher de toi. Imagine-moi penché sur le berceau de ton nouveau-né. J’en ferais le mien. J’en ferais mon ami.

Jim pince les lèvres. S’il n’en dit trop rien, le regard parle. Les épaules s’affaissent, la pression le prend cette fois dans tout le corps.

Enculé de Séraphin.

Celui dont on leur rabâche les oreilles depuis des mois maintenant. L’échoué d’Awel. La bête qu’on traque sans tellement vouloir la déloger. C’est un accord tacite. Donnant donnant. S’il n’attaque pas, il a la paix. S’il a la paix, aucune raison d’attaquer. Ainsi sonne le clairon de guerre. Et ce brave Jim n’en finit plus de claquer des dents. De s’acharner tout de même, car il a mérité sa place. Si l’Ange observe la sale évidée d’un coup d’œil circulaire, l’autre n’en finit plus de la dévisager. Puis à l’ancien, l’aînée. La grande Mâchoire. « … Putain Jakob. C’est pas celui de Felton ? »

Felton ? Ça cille et se dilate dans ses yeux bleus. À lui faire pivoter la tête tout entière vers le jeune Hurleur. Et Jim exalte soudain. « Bordel de merde c’est pas le fils Li-
- LA FERME. »

L’ordre n’entend pas de confrontation. Qu’il sorte ce nom de sa bouche, le brûle et oublie qu’il a un jour appartenu à son corps. Qu’on oublie ce qu’il était. Qu’ils oublient la faible carcasse emportée par les flots. Ne vois que lui. Extirpé de l’écume et magnifique. Du haut de son perchoir, les cheveux pâles gouttant au bois du comptoir, il a un soupire qui froisse son tendre visage. « Je vois que tout le monde a déserté… C’est navrant. »

Si peu de courage chez une troupe. Jim semble avoir perdu sa langue. C’est donc à l’autre qu’il s’adresse, avisant tranquillement la longueur de ses griffes d’une œillade critique. « Du calme, je ne suis pas venu pour vous… »

Il entortille une mèche décolorée sur le bout de son doigt. Le visage du plus avisé résonne lui aussi, au fond de sa cage thoracique. Aucun mot cependant à y apposer. Aucun nom, à peine un visage. Tant pis.

Ça siffle entre ses dents poignards. « L’un d’entre vous n’a pas eu la correction de répondre à ma lettre et ça m’attriste beaucoup… Je vous pensais plus polis que cela. »

Puis le sourire se dessine. Dévoile définitivement toute l’horreur de sa dentition. Toute la malice de sa trogne juvénile. « Je veux Tobias Felton. Il est à moi. »

Une demande raisonnable, s’il en est.

Jakob Morgensen
Jakob Morgensen

Annonce moi au chaos

@Ange & Jakob

Annonce moi au Chaos - ft Ange 6p8D

02.1994
tw : violence


L’impertinence des inconscients. Jakob avait appris à ne plus s’en offusquer.
Contrairement à ce que les chiots pouvaient penser, il avait le souvenir clair encore de ses jeunes années. Il revoyait la fierté des idiots, celle qu’on a tous lorsqu’on a encore rien perdu et surtout l’impression de n’avoir rien à perdre. Cette impunité qu’offre la jeunesse. Le sentiment que rien ne peut nous arriver. On est fort. On est capable de tout. On va le montrer ; à la terre entière, oui ! L’arrogance en joyaux. La bêtise comme défaut.

Un soupir pour soulever les épaules. Le regard pourtant imperturbable. Pas une réponse ne sortit de sa bouche. Ça ne servait à rien de discuter. Jim était à cet âge où on écoute que soi.

Ils apprenaient avec le temps. Ou bien se faisaient tuer. Le résultat était le même.

La grande mâchoire avait oublié la présence de l’avorton ce soir. Il était resté seul dans l’ombre jusque là, discret, fumant cigarettes et buvant vodka. Ivre sûrement. Voilà peut être pourquoi. Les chiffres des paris glissaient dans son esprit hiérarchique. Lui ne misait jamais. On lui avait interdit. -« C’est de la triche »- Les vieilles bêtes sont les plus sages : il valait mieux ne pas laisser à celui qui voit la possibilité de rafler la victoire.

Il se faisait tard.

Le jeune chien ricanait toujours, arguant ce sourire arrogant comme un sautoir vulgaire. Il pavanait sur le parquet ciré, verre entre les doigts, insulte en palabre. L’ancien lui, restait parfaitement immobile. Les paupières mi-closes dans une introspection de mise. Tous les sens en éveil, toutes les synapses en contact. Calme. Étrangement. Prêt. Définitivement.

Ça approchait.

Non.

C’était là.

Le silence devint soudain opaque. Comme si tout était pris dans un bloc de gelé. Un parfum d’ozone envahit l’air figé. Des cliquetis de briquet, des froissements de plumes par centaines. La caresse d’une mélodie mortelle. Alors ce fut comme si les corps pesaient des tonnes. Aspirés par la pesanteur du sol. La gorge nouée à ne plus savoir trop comment inspirer. Une apnée forcée et dans le ventre d’une bourrée d’organes en panique. Ça valse, ça gigue. Un larsen en note haute traversa les tympans. Voix céleste, gangrène maudite. Une agression anticipée pour l’un, découverte pour l’autre. Jim s’agita fébrilement, cherchant à saisir une arme salvatrice qui ne servait à rien. Il espérait peut être, fou, se sortir de là d’une balle habile. Mais les armes n’étaient en fin de compte que les carapaces des plus faibles.

Jakob lui, ne bougeait toujours pas. Il avait compris déjà. Il avait compris dès les images troubles de la vision. Il avait saisi l’amertume de la situation. Le danger en marche.

La lumière déjà faible devint malade. Les reflets chauds se firent d’un vert d’eau. L’impression de regarder le soleil à travers le mur de la mer en prison. Manque d’air dans les poumons. Rien de plus qu’une lueur en bataille contre les ténèbres qui envahissaient la pièce comme rôde la brume dans la lande.
Fallait-il être sot pour venir ici. Au cœur des ennemis. Fallait-il surtout être puissant pour le faire sans ménagement. Comment affronter ce qui ne peut être vaincu ? Et bien comme le renard parle au corbeau. Sournoisement.

Il fallait reconnaître à la créature qu’elle savait gérer ses entrées. Debout sur le comptoir. Immense. Terrible. D’un blanc presque aveuglant dans les ombres omniprésentes. Un gloussement d’oiseau dans les fondements d’une gorge aride. Il était semblable à l’écume. Immatériel sous la main serrée. Une statue de sel, les deux yeux jaunes braqués sur l’inconscient armé.

-Séraphin-

Le terme était donné.

Toujours installé sur son tabouret, il écoutait la joute de ce pauvre Jim qui s’échinait encore à lutter. Ce garçon était aussi fort qu’il était con. Un nom sortit de ses lèvres, un deuxième en suite qui fut stoppé par un ordre claquant dans l’air comme un coup de fouet. Le cadet plongea dans un mutisme halluciné. Enfin.

Jakob passa sa langue sur ses lèvres sèches. Elles avaient un goût de marrée. Les iris pâles braqués sur l’être éthéré, il scrutait chacun de ses mouvements saccadés. Comme un automate aux articulations brisées. Contre nature. Quelque chose de faux, qui créait l’inconfort. L’air détaché, il détailla les traits au-delà du masque à la fois beau et terrifiant de son visage plein de dents. Il l’avait reconnu tout de suite, malgré les nombreux changements de son corps. Les mots de Jim avaient confirmé ses doutes.

Il le connaissait. Depuis longtemps. Depuis toujours.

Il l’avait vu naître. Il l’avait vu grandir. Il avait vu l’isolement forcé. Il avait vu la folie d’un père.

Il connaissait son nom.

Mais contrairement à la jeune mâchoire, Jakob ne tenta pas de le dire. Il n’y pensa même pas, enterrant profondément dans son esprit entraîné cette information précieuse. Enfermé à double clef. Chut. Pas un mot. Juste un regard pour le danger aux griffes acérées. Et l’autre de dire qu’il n’était pas là pour lui. Oui, je le savais. Mais alors que venait-il chercher ? Pourquoi cette visite à la faveur de la nuit ? Sa présence était connue de tous. Les loups savaient ce qui rôdaient sur les berges de l’île. Ils savaient aussi que le status quo s’imposait temps qu’une solution n’avait pas été trouvée. Temps qu’il n’y avait pas moyen de le chasser. Alors en attendant, chacun chez soi, et les moutons seraient bien gardés. Sauf que voila, la barrière avait été rompu ce soir, le monstre avait glissé sa carcasse jusque dans le repère des chiens. Aucun risque pour lui semblait-il, tout puissant qu’il était. Mais sortir de l’écume c’était montrer son vrai visage. Rappeler à tous les autres son existence. Il était vivant. Lui.

Une amertume envahit la bouche du danois. Un goût de ce qu’on pouvait prendre pour du regret. Une douleur profonde qui n’était pas causée par la présence de l’être mais par qui il était. Ou plutôt qui il avait été. Des souvenirs lointains émergeaient. Des questions sans réponse. Jakob les enferma à leur tour. Pas de place pour l’émoi ce soir. C’était la nuit du chasseur.

La créature évoqua une lettre dont il ne savait rien, mais le nom qui traversa la barrière des dents pointues lui était connu. Trop bien. Tobias Felton Encore un jeune sot. Un défaut qu’il lui aurait presque pardonné s’il n’avait pas été menteur par dessus marché. Dans son esprit, la mâchoire tissait des liens sur un tableau aux nombreux visages. Un puzzle se reconstituait et la réalité, bien qu’encore incomplète, apparaissait. Le Séraphin que la trop fraîchement nommée mâchoire avait jeté de la falaise et celui de l’île ne faisait qu’un. Qu’un aussi avec ce fantôme du passé qui toujours hantait les regrets de l’ancien. Le problème s’épaississait en même temps que la situation se clarifiait.

«La politesse est une qualité qui se perd, j’en ai bien peur... » dit-il enfin. Sa langue lui donnait l’impression d'avoir enflée. Ses lèvres étaient comme engourdies. C’était pourtant bien sa voix qui en sortait, teintée d’un accent soufflé. La présence de l'ennemi dans ce repère était une souffrance de chaque instant, mais le danois était habitué à souffrir. Il inspira longuement, souffla, ménageant ses forces, chassant une partie de la tension qui sévissait dans chacun de ses muscles. Se tenir aussi proche d’une force pareille était une épreuve. Il devait la remporter.

« Croyez bien que si j’en avais le pouvoir, je vous le livrerais sans attendre...» Une vérité. Les Hurleurs n’avaient que faire des pleutres, et Tobias n’avait que trop joué des privilèges que la soi-disant exécution lui avait conféré. Aux yeux de Jakob, il ne méritait plus son titre, pas beaucoup plus que sa vie. Le Conseil serait d’accord. Quel Hurleur prétend à la mort d’un Séraphin sans s’assurer d’abord de son trépas ?«Malheureusement, monsieur Felton n’est plus parmi nous.» dit-il en quittant son tabouret avant de reprendre immédiatement pour lever tout soupçon.« Il a quitté la région il y a peu… sans doute après avoir reçu votre lettre...» L’autre n’avait pas dit à qui le courrier était adressé, mais de toute évidence sa présence au Ragged Baron était lié au fuyard. Quel n’avait pas du être sa surprise d’ailleurs en recevant le papier prouvant que tous ses mensonges étaient désormais vains. La menace rôdait. Tapie sur les berges d’une île battue par les vents. Si l’être sur le comptoir avait été autre chose que ce qu’il était, et si Jakob n’avait pas été Jakob, sans doute même qu’il aurait éprouvé de la pitié. Mais au lieu de ça, il se contenta de contourner le bar sans jeter un seul regard à Jim qui divaguait. Ses gestes étaient lents et mesurés, mais assez visibles pour montrer à l’autre qu’il ne tenterait rien. C'était aussi une façon d'en garder le contrôle. Les animaux sentent la peur.

Arrivé de l’autre côté, il saisit deux verres et releva ses yeux clairs vers les iris infernaux.

«Mais je manque à tous mes devoirs… est-ce que je vous sers quelque chose ?»

Ange
Ange

Annonce moi au Chaos

Ange & @Jakob Morgensen

02.1994
tw : violence

Mais une sirène n’a point de larmes, et son cœur en souffre davantage.
– Hans Christian Andersen




Dans son crâne déglingué, chuchote un ersatz d’innocence.

Niché à la mousse humide, la forêt accueille leurs premiers émois. Ses cheveux roux entremêlés à la verdure, il observe le garçon à ses côtés, un semblant de sourire maculé aux lèvres. Il admire le délié nerveux de ses muscles encore juvéniles, la dureté de son regard. Inspire les relents de sueur et d’herbes sauvages qui émanent de lui. Ils n’ont que seize ans et ne savent rien à rien.

Des hommes aux yeux des enfants et des enfants aux yeux des hommes.

Ils ne savent rien à rien et tout à la fois. Niché à son corps, il se couvre de ses boucles brunes. Se planque aux yeux des vivants. Prisonnier consentant à leur étreinte, il sent frémir dans l’air la gravité de ce qui vient. C’est sa troisième fugue ce mois-ci.

Tobias a ce délicat froncement de sourcils caractéristique. L’anguille sous roche qui le prend aux tripes. Pousse à rire, demander l’air de rien. Apprend qu’il sera bientôt extirpé de son foyer de catholiques arriérés. Qu’on l’a adopté. Qu’il partira – non loin assure-t-il – mais partira tout de même. Ailleurs.

Son monde s’écroule. Il garde le sourire. S’efforce d’être aimable, poli. Heureux pour lui. Quelle chance à son âge, d’être adopté. Quel bonheur cela doit être.

Et de déjà songer au poison qui glisse à ses veines. Ses tentatives toxiques. Le garder. Attirer toute son attention. Tu ne peux pas me laisser ici.

Ses cheveux, l’air de rien, de déjà blanchir sous les mèches rouquines.


Lentement, il revient à lui. Revient au bar. À l’humidité miteuse qui ronge le nez et les os. La normalité tangible de Malfearn. Peut-être une minute ou deux, sans doute, qu’il en est là, à fixer le vide, enfermé dans ses songes. À se poignarder le cœur d’écume. Le silence flotte et il s’agrippe à la bouée. Remonte à la surface. Soudain, il lui semble ne plus savoir nager.

Et le nom de Tobias. Et les mots du Hurleur de se répercuter de toute part. Se fracasser aux boiseries et résonner en un écho d’infinie souffrance. Déjà, son air s’assombrit et de sa bouche sèche s’échappe un rugissement rauque. « Tu mens. »

Ils en sont capables. Ce vice qui n’appartient qu’à leur espèce et dont eux, les étranges sont dépourvus.
Mais il devine aux battements de son pouls, à la tranquillité de ses mots. Ce n’est ni un mensonge ni une provocation. C’est l’atroce et froide vérité toute nue. Il tremble jusqu’au bout des griffes. Déjà ses mains se referment à son crâne. « Non… Non ? Non, non, non… »

Il vacille d’une jambe sur l’autre. « C’est pas vrai… C’est pas vrai… C’est pas ma faute… »

Tobias l’a jeté de la falaise. Tobias a enfoncé sa lame entre ses côtes. Tobias a rompu leur promesse. Et il est parti. Loin. Hors de son emprise. Hors de tout ce qu’ils furent. Et son ombre s’étend, grandit. S’étale au mur derrière lui et semble former les ailes hérissées d’un monstre en devenir. « Non NON NON NON ! »

Ça feule de la gorge aux crocs. Ça glace le lieu d’un désespoir fou qui s’infiltre jusqu’aux os. Il semble crier et pleurer tout à la fois. Jim s’est déjà retranché au mur tout proche de la porte de sortie. Ne la lâche pas du regard. Animal fasciné par la tempête.

Son corps tangue et se délie, en proie à une folie passagère. Tout se délite autour de lui, spirale nauséeuse en technicolor. Et le regard noir. Les yeux noirs de le hanter. Lorsqu’il voit Tobias, désormais, l’image est troublée par l’onde au-dessus de lui. Il coule, plonge. Et, brusquement, rejette la tête hors de l’eau.

Tout ça n’a aucune importance.

Et les complaintes de se métamorphoser en rire. Un crissement sordide qui déglingue la réalité à coup de dents. Il se bidonne à crever, les mains jointes sur son ventre crispé. Un filet de fluide noir s’échappe d’entre ses lèvres, se répand à son menton et jusqu’à ses vêtements pâles.

C’est une haine passagère. Une terreur qui n’a pas lieu d’être. Il dodeline un instant et d’un coup de paume, frappe le côté de son crâne. Se remettre les idées en place et le cerveau à l’endroit. Pas de quoi en faire un drame. Dans le fond, rien que les aléas de l’existence. Il en a à revendre devant lui.

D’un pas souple, il quitte le comptoir. Avance sans crainte jusqu’à la table qu’on semble vouloir lui offrir. Blotti contre son mur, les jambes à la dérobée comme un enfant au bord de la crise, Jim ne sait que faire de son corps.

Pris d’une bouffée de compassion – ou d’un ennui prononcé, c’est selon – il s’immobilise à sa hauteur. S’arque, le visage à quelques centimètres du sien. À peine. La morsure suspendue dans le vide. Il y a ses yeux bleus. Bleus à en crever le ciel et l’océan. Et la vase, le marasme crasse dans ceux de Jim.

L’humain sur deux pattes qui ne s’élèvera jamais à leur niveau. Ni de beauté ni d’horreur. Les deux sont intimement entremêlés. « Tu devrais rentrer chez toi, chéri. »

La voix qui s’échappe de sa gorge, modulée par l’opération des cieux, n’est pas la sienne. Jim se redresse d’un seul homme. S’agrippe en forcené à la voix d’Alice. Alice l’attend à la maison. Alice l’attend près du berceau. Et lui si bête, si irresponsable de ne pas être rentré plus tôt. De perdre son temps et sa voix dans ce bouge qui n’a de royal que le nom. Il trébuche presque en partant. Déjà, il le voit s’éloigner sous la tempête.

Brave garçon.

Cela étant dit, il s’éclaircit la gorge. Ne jette à l’autre qu’un regard par-dessus l’épaule. Entre ses cheveux humides. « Tu as parlé d’un verre ? »

Il en faudra sans doute plus qu’un.


Jakob Morgensen
Jakob Morgensen

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02.1994
tw : violence


Le chaos en marche. Celui qui feule dans l’ouragan, celui qui disloque les éléments. La bête immonde qui rampe dans la fange d’un monde pernicieux. Être suprême, ombre chthonienne. A faire l’homme lâche et l’enfant courageux.

Un hurlement en écho d’une douleur sourde.

Jakob ne s’était pas attendu à cette réaction. En vérité, il ne s’était attendu à rien. C’était plus sage lorsqu’on était face à ce genre de menace. Les fous auraient tendance à s’étaler en instructions, en marches à suivre bidons. Lui savait qu’il n’y avait rien à savoir. Pas d’anticipation quand face à soi on avait quelque chose d’aussi imprévisible qu’un songe, d’aussi insaisissable que le vent. Il fallait s’adapter, improviser vite et bien. Jouer serré.

Le nom du fuyard -ou plutôt l’absence de ce dernier- avait déclenché une tempête au sein même du Baron. La remise en question prononcée dans un aboiement, puis la vérité bleue, la réalité crue, arrachée à l’os par une mâchoire coriace. Tu n’auras pas ta proie ce soir... En conséquence de la frustration, l’air avait soudain comme perdu de sa consistance. L’oxygène en manque, le souffle coupé pour qui avait encore besoin de respirer. Le froid avait perlé des pores bouchés, une vapeur pour sortir de la bouche entrouverte. La lumière de se faire malade, l’obscurité glacée en reine d’un soir. Une pression s’était manifestée, autour de la tête comme un étau qu’on resserre, encore, encore, à faire éclater le crâne supplicié. Aux oreilles, la plaie ouverte d’une craie sur un tableau. Un crissement abjecte, à vous donner des envies de meurtre, un désir de néant, une lame qu’on plante au cerveau.

Jakob se tenait droit, le visage d’une impassibilité de marbre mais sur le comptoir, sa main s’agrippait fermement. Les jointures à blanchir, le contact avec le monde tangible. La puissance d’un Séraphin avait de quoi rendre minable tout un chacun. Lutter ne servait à rien. Il fallait trouver la bonne combinaison entre résistance et abandon, glisser dans l’abîme sans y sombrer. Une tâche loin d’être aisée mais cela faisait une vie entière que l’Augure valsait avec les limites floues du réel. L’esprit rompu aux attaques du surnaturel. L’existence suspendue entre l’instant et les possibles.
Alors il tenait, autant que faire se peut, le regard accroché à l’être en manque de substance, au démon d’écume qui passait d’un état à l’autre au rythme du ressac.

Soudain, le désespoir glissa en un claquement de doigt vers un rire animal. Quelque chose de guttural. La pression diminua alors et du comptoir il relâcha la main. Les doigts douloureux d’une emprise trop forte. L’air de rien, il attendait, les yeux accrochés à la bile volatile qui sortait de la bouche de la créature. Un poison en pagaille. Désir de bataille.

Mais pas ce soir.

Toujours figé dans l’instant, la Mâchoire vit l’autre descendre du comptoir d’un geste souple, comme un nuage qui tombe sans bruit, comme un rapace silencieux dans la nuit. A peine un souffle dans les plumes d’ombres hérissées.

Alors que le Séraphin s’approchait de Jim, il ne fit pas même un geste. Pas un battement de cils pour son camarade Hurleur. Il ne fallait pas y voir un manque de compassion, encore moins un refus d’aider un frère si d’aventure l’être éthéré choisissait d’en finir avec lui. Jakob avait simplement la conscience de n’avoir actuellement aucune arme pour contrecarrer sa volonté. Agir pouvait même convaincre l’autre à se laisser aller à l’agressivité alors que jusque là il ne l’avait pas cherché. La meilleure des positions était encore pour l’instant l’inaction. Attendre de voir.

Il eut raison, car une voix qu’il connaissait bien résonna soudain dans le bar. Une voix de femme. Celle de Jim.
Le danois avait beau avoir consacré sa vie à la traque et à l’extermination de ces créatures, il devait bien reconnaître être toujours impressionné lorsqu’il était spectateur de leurs facultés. Des pouvoirs terribles, immoraux, mais pourtant ô combien fascinants.

Sans se faire prier, le plus jeune des chasseurs tourna les talons et s’enfuit sans demander son reste. Au fond de lui, Jakob espérait qu’il ne ferait rien de stupide. Qu’il ne tenterait pas, une fois ses esprits retrouvés, de revenir se venger. Mais la magie du sort jeté aurait sans doute raison de sa résistance. Jim était fort, mais toute la volonté du monde ne pouvait briser les paroles de cette puissance sans pareil.

Quoi qu’il en soit, ils étaient à présent seuls dans le bar. Un binôme fortement incongru, mais pourtant pas si improbable que ça. Ce n’était pas la première fois que leurs chemins se croisaient. Au fond du coffre fort de son esprit, se trouvaient des souvenirs enterrés ; des images d’un gosse affamé couvert de bleus, les cheveux en feu sauvage, le regard suppliant. La transformation était colossale, mais pourtant il restait quelque chose de juvénile dans ce visage aussi beau que terrifiant. Comment en est-on arrivé là? ne pouvait-il s’empêcher de penser. Une curiosité d’érudit, une soif de comprendre, une recherche de rédemption aussi. Car au fond, Jakob avait toujours porté une culpabilité. Celle de n’avoir rien fait.

C’était peut être ce soir que les choses se régleraient. Cartes du table et bon appétit.

A l’instant où l’être d’écume réclamait le verre proposé, la Mâchoire fit tourner le bouchon d’une bouteille en verre transparent entre ses mains. Un son caractéristique résonna comme un boulet de canon dans l’espace tamisé. Il posa la bouteille de lait sur un plateau en métal brillant, ainsi qu’une autre au liquide ambré accompagnée de deux verres. Puis, comme s’il avait fait ça toute sa vie, le chef cuisinier souleva l’ensemble avec un geste expert et retourna en salle pour mieux s’approcher d’une table. Après avoir passé un coup de chiffon sur la surface de bois, il y déposa les commandes silencieuses et versa les boissons avant de pousser son verre devant son « invité ».

« J’espère que cela conviendra… de mémoire d’homme, je crois bien que c’est la première fois que nous recevons ici quelqu’un de votre...qualité. » dit-il sur le ton de la discussion comme si tout cela était parfaitement normal avant de se servir lui-même de sa bouteille personnelle une qualité honorable. Il n’avait nullement l’intention de s’imbiber, mais il savait que la conversation qui allait potentiellement s’engager nécessiterait des coups de fouet réguliers pour revenir à la réalité. Le verre en main, il s’installa en face de l’autre en déboutonnant sa veste de costume et en croisant les jambes. Levant le breuvage jusqu’à son visage, il inspira longuement les arômes connus, le bouquet puissant des notes tourbées, puis il reposa sans en boire le verre et posa sur son interlocuteur un regard finement acéré.

«Encore que ce n’est pas tout à fait votre première visite ici... » Les souvenirs s’ordonnaient dans la tête bien rangée de la grande Mâchoire, lui imposant la vision de la silhouette discrète de la créature en devenir dans le sillage de Felton dans ce même lieu, des années plus tôt. Il ignorait les détails de leurs mésaventures tout comme ceux de la fin supposé de cet adversaire présumé. Tobias était toujours resté très évasif sur la question. Restait à compléter les vides de cette histoire au fort caractère tragique. « Mais c’était il y a longtemps… » Il laissa passer un silence. Avec des gestes d’une lenteur mesurée, il sortit de la poche intérieur de sa veste un paquet de cigarettes et un briquet métallique portant une inscription gravée. Après en avoir placé une entre ses lèvres fines et l’avoir allumé, il rangea le tout et inspira une longue bouffée avant de la relâcher par le nez. Il fixait toujours l’être qui lui faisait face, mais son regard avait soudain changé.

«Au risque de paraitre déplacé... comment dois-je t’appeler à présent ?» Sa voix s’était muée en quelque chose de plus calme, de plus grave. Une nuance subtile mais perceptible. Quelque chose de chaud et de rassurant. Un peu comme quand on parle à un enfant.

« Je suis désolé que tu aies fait le chemin depuis Awel pour rien… » La cigarette entre les doigts de sa main gauche, il attrapa la bouteille de lait et resservit l’autre qui avait déjà bien entamé sa consommation. «Que comptes tu faire à présent ? »

Ange
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02.1994
tw : violence
Il ne prend pas garde. À la réalité qui ne tient plus à rien, qui craquelle déjà par sa faute. Il ne prend pas garde au goût que Tobias a laissé sur ses lèvres et sa langue. Celui qui le ronge comme le poison noir répandu à sa gorge sèche. Cette soif avide qu’il étanchera à coup de lait frais. Boire pour oublier. Ça lui évoque vaguement quelque chose. Un souvenir qu’il chasse d’un battement de ses cils translucides.

Tu n’auras pas ta proie ce soir.

Semble-t-il répéter sans un mot. Lui offrir sa rengaine à peine chuchotée par l’esprit. Ni l’un ni l’autre ne repartira d’ici satisfait. Lui dans sa peine, l’autre dans la frustration de sa chasse vide de tripes. S’il vient ce soir, c’est en toute-puissance. En toute confiance qu’on ne peut rien face à lui. Qu’il faudrait bien des préparatifs pour le descendre pour de bon de son ciel divin. Une plus grosse mâchoire. Un grand fauve pour un gros poisson.

Il devine qu’il le tenaille à l’esprit. Que sa rage a écartelé les parois de son calme. Ne s’en excusera pas. Il est de ces âmes indomptées qui fracassent tout sur leur passage. Son petit voyage sous les eaux n’a fait qu’exacerber le tout. Déjà à l’époque, quand il était plus tendre, plus jeune, c’est sa vive façon de voir et de croire et qui soufflait Tobias comme un feu de forêt. Et tout a empiré. Et tout s’est consumé.

Il aurait bien des choses à dire, sur le comment de la situation.

À la place, il préfère se trouver un siège. S’y assoit cette fois en bonne et due forme. Apprécie le service et l’aisance du Hurleur qui semble avoir finalement décidé de baisser les armes. C’est préférable. Sage décision. C’est que les imbéciles le lassent vite. Et tout ce qui le lasse finit par disparaître. Plus ou moins perpétuellement.

Lui ne se gêne pas pour goûter au breuvage. Y abreuver ses lèvres, laper avec la délicatesse de ces chats qu’il déteste tant. La légèreté d’un oiseau sur le qui-vive. Il n’a pas détaché son regard de l’homme. Le relent de souvenir qui le hante comme la peste. Il s’il ne peut y apposer un nom. Et s’il ne peut tout saisir, tout comprendre, il devine les contours d’un passé. Vaguement commun. Tout ici avive sa mémoire et l’entrave tout autant. Il n’a pas besoin de se souvenir.

« Ma qualité hein ? » La flatterie lui passe au-dessus. Même le Père lui épargne ce genre de médisances. Et Dieu qu’il en déblatère, l’homme de foi, un tas de conneries. Il secoue la tête, refusant l’idée. Un rien d’ennui flou dans le regard. « C’était avec lui, n’est-ce pas. Ça a toujours été avec lui… »

C’est Tobias qui l’a traîné dans les sillages du village. Là où on murmurait son nom comme l’ombre d’un orage. Là où on le dévisageait tel un spectre pour les erreurs du père. Là où il a appris – oh si peu – de son héritage enfoui. Avant de devenir tout autre chose. Tobias qui n’a jamais apprécié l’affluence des bars, le bruissement sourd des lieux publics. Qui l’a mené ici. Peut-être pour lui faire plaisir.

Il y a longtemps.

Il ignore son cœur éponge qui se serre un peu plus, à dégouliner dans ses entrailles.

« Ange. Ils m’appellent Ange. »

Et lui se l’est approprié de la plus littérale des façons. C’est donc cela dont il s’agit. Il le devine à travers ses yeux. Cette angoisse torve, mais mesurée qui transpire de lui comme de chaque être. L’odeur est prononcée. Ça a quelque chose de profondément personnel. « Quel est le problème… ? »

Le voilà qui vide le reste du verre d’un trait cette fois. Sans langueur ni passion. Plus de patience. Il enfouit sa joue encore juvénile à sa main de violoniste, l’observe presque par en dessous, sourire rêveur aux lippes crevassées. « C’est seulement ça ? »

Le remords plus que le regret.

La foutue culpabilité. L’émotion humaine par excellence. Chialer à qui voudra l’entendre sur ses choix difficiles et ses mauvaises décisions. Pas besoin de lire dans les pensées. L’instinct aiguisé de sa condition lui suffit. Et bataille avec les bribes de souvenirs. « C’est vrai, tu n’as rien fait. »

Rien fait pour lui. Rien fait pour le sortir de là. L’éloigner, le protéger d’un monstre bien plus réel que ceux qu’ils pensent chasser. Tobias non plus, n’a rien fait. Pas pour de bon. Et il assène le dernier clou au cercueil, le sourire plus large encore. Bât des cils, minaude comme une nymphe fétide. « Mais personne n’a rien fait. »

Aucun d’entre eux.

Tout le monde savait.

Et lui s’est extirpé de l’enfer par-delà la mort.

Juste retour des choses.
Jakob Morgensen
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02.1994
tw : violence


Le même espace, la même pièce mais les années en moins. La décoration identique, le parquet poussiéreux. L’odeur de tabac, d’alcool. Les yeux déjà trop vieux dans la profondeur d’un verre vide. Mais la jeunesse sur le visage fermé et les cheveux encore bruns. Plus pour longtemps. La rage tambourine dans le coeur, serre les poings. Les dents fermées, la Mâchoire contractée. Une silhouette se glisse sur le tabouret voisin. Hugh. L’ami s’adosse au comptoir, toujours l’air de rien avec lui ; toujours serein, comme si tout n’était qu’un jeu. Mais cette fois c’est différent. Lui sait lire entre les sourires, il sait que ça ne va pas.
« Alors?
-Tu ne dois plus aller là bas. »
La main qui tenait le verre vide se serre comme une griffe, se lève et s’abat d’une frappe violente. Le bois contre la glace, qui éclate en milles miroirs brillants dans la lumière des quelques ampoules clignotantes. Des regards se lèvent autour d’eux, puis retournent à leurs consommations.
« Mais c’est insensé ! » La voix est un sifflement entre les lèvres minces, un murmure aux notes nordiques. « J’ai informé le Conseil, ce qui se passe là bas… Ils ne peuvent pas ne rien faire… Ce gamin… son père...Pis mig i øjet !  » La colère lui fait perdre son anglais. Ses mains tremblent. Le verre a coupé la peau, un filet de sang coule et tombe sur le bois.
« Calme toi… tu as fait ce que tu as pu.
-Je n’ai rien fait… Lort ! » Un silence tombe. La blessure de la main saigne, les gouttes sur le comptoir forment des silhouettes abstraites aux contours fascinants.
« C’est fini Jakob… on ne peut plus rien faire.
- Si tu avais vu le gosse… Si tu avais vu… » Un frisson ébranle l’échine de l’Augure, un goût amer se propage sous la langue, jurant avec celui de l’alcool. Le vertige en travers de la gorge, la nausée qui dresse ses parades. Lentement la rage s’étiole et laisse place à une angoisse latente. Une conviction soudaine. Il tourne le regard vers son ami.
« Un malheur va arriver Hugh… Je le sais. »


***

Le souvenir s’envolait comme autant de feuilles mortes. Mais les mots résonnaient dans le néant, les mots des fantômes en esprit, autant que ceux d’un Ange en face de lui. Il n’avait rien fait. Oui, vrai. Rien fait pour l’aider, rien fait pour le sauver, pour sortir cet enfant du joug d’un monstre. Mais en faisant cela, lui aurait-il évité d’en devenir un lui-même ? Etait-ce le contexte tragique de sa croissance qui avait induit sa nature présente ou était-il destiné à cette transfiguration quoi qu’il arrive ? La question restait en survole au dessus de leurs têtes, comme les chemins possibles de la destiné qu’ils n’avaient pas emprunté. Jakob repensait au pressentiment qu’il avait eu alors. Il l’avait senti, ce mal en devenir. Il avait entendu sous les voiles de l’avenir : la musique d’un drame sublime. L’eau reine d’un monde dévasté. Pourtant, comme Cassandre en haut des murailles troyennes, sa mise en garde était restée sans retour. Et l’enfer avait bien accouché d’un nouveau monstre, dans une joyeuse fête aux allures de sabbat aquatique. Jubilé antique en froissement d’ailes célestes.

Jakob haussa les sourcils d’une manière presque imperceptible tout en portant son verre à ses lèvres. C’était surprenant de voir la façon que l’autre avait de dialoguer avec ses pensées, réagissant à des phrases qu’il n’avait même pas dit. Certains auraient pu paniquer à cette idée, le danois était quant à lui plutôt fasciné. S’il était toujours complexe pour ses contemporains de déterminer ses émotions, il avait la certitude que l’être qui lui faisait face pouvait lire en lui avec la facilité d’un battement de paupières. Inutile de se cacher donc ; pour une fois le jeu était ouvert sur la table. Ça avait presque quelque chose d’apaisant.

« Sache que j’en suis désolé… sincèrement. » C’était la vérité et l’autre le savait. Peu nombreux étaient ceux qui avaient eu de l’empathie et de la compassion pour le rejeton de l’exilé. Encore moins nombreux ceux qui en avaient encore aujourd’hui. Il en était encore pourtant, car il s’en était fallu de peu. De peu pour qu’il brave la décision du Conseil, qu’il chasse le chasseur fou. Alors le monde aurait eu un autre visage.

Le vent frappe la falaise
La pluie s’abat sur la lande
Le soleil aveugle sous les nuages gris
Des ombres imparfaites au cœur de la nuit
Une maison en flammes pures
Dans le creux d’un vallon une voiture
Dans le brasier le père mort
Au cœur de la bruyère le couple aimé
La silhouette d’un enfant dans les bras serrés
Deux petites mains dans les siennes.


La bifurcation avait posé un choix qu’il avait fait sans conscience. Un destin tracé en liens écorchés. Mais peut-on rattraper ce à quoi on s’est refusé ? Y avait-il une autre chance ?
Ce soir en était peut être un aperçu. Il fallait y croire, sans quoi ils étaient tous condamnés.


Lentement à ses doigts se consumait la cigarette. Il la leva, la plaça entre ses lèvres minces et aspira longuement. Le papier s’embrasa, révélant une braise brûlante. La fumée âpre dansait autour de son visage. Une chaleur dans la gorge, la fumée plein les poumons. Une manière de garder son encrage dans le présent. Dans la matérialité concrète. Jakob savait que la présence d’éléments surnaturels pouvait entraîner des visons dont il n’avait pas besoin présentement. La présence de son interlocuteur, une entité aux pouvoirs démentiels, était la porte ouverte à un futur en déluge. Une chute vertigineuse, un fix trop chargé. Il fallait rester concentré.

Tendant la main, il papota de l’index le tube blanc pour faire tomber la cendre dans un récipient déjà plein de mégots. L’odeur qui s’en dégageait éveillait le dégoût.

« Alors Ange… comment se passe ta vie sur l’île ? » La voix était celle d’un vieil ami revenu d’un temps passé. « Les insulaires te traitent bien ? » Mieux sans doute que nous ne l’avons jamais fait. Mais comme une vieille habitude, et malgré la nature de ce dernier, Jakob se préoccupait sincèrement de ce jeune enfant devenu démon. Il l’avait toujours fait.

Mais est-il possible d’apprivoiser l’animal traumatisé ?


Ange
Ange

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02.1994
tw : violence domestique
Il y a un monstre dans la maison. Il rôde dans l’obscurité, fracasse méthodiquement chaque couche du lien familial. Il y a un monstre dans la maison et le gosse attend, bien planqué sous la table de la cuisine. Que l’orage passe. Une ouverture. L’espoir d’une fuite. Échapper à cette colère d’homme, cette colère d’adulte dont il ne sait rien, ne comprend rien. Devine simplement en être la cible.

Ne peut s’empêcher de maudire au plus profond de sa carcasse famélique. Maudire l’homme, maudire la femme, et tous les autres. Les regards furtifs des professeurs, ceux de chaque adulte. Ceux qui savent et se taisent. Malfearn est une communauté soudée dans le silence. Se maudire lui-même. Pour cette force qu’il ne parvient pas à saisir.

La chaise racle le sol, le pied cogne à sa cheville. Il se fait plus petit. Sait qu’on le délogera quoiqu’il arrive.

Et personne ne viendra pour toi.

Il y a un monstre dans la maison.

Si, moi.

Il y a un monstre, enfoui au creux de son ventre.

Il a cessé de compter les verres. C’est une denrée à laquelle il n’a pas toujours droit sur Awel. Le lait y est précieux et téter à même le pie des bêtes lui attirerait les mauvais regards. Tant que l’offre se fait, il en profite jusqu’à l’os. S’en lèche ses lèvres éclatées par le sel marin. Ça lui tire quelques gloussements aisés. Depuis quelque temps, plus rien n’a d’importance. « Ne le sois pas. »

Ça serait de loin la pire des insultes.

Oh désolé. Désolé pour le gamin sous la table de la cuisine. Désolé de n’avoir rien vu ou de n’avoir rien fait. C’est un peu tard. Ou un peu trop tôt. Les pieds sur la table, il vacille sur sa chaise, les yeux rivés au plafond. Parfaite détente. Il n’a rien à craindre de ce Hurleur-là. Ne s’inquiète pas plus des autres.  « Je veux dire, ne t’excuse pas pour moi, excuse-toi pour lui. »

Pour cet enfant qu’il n’est plus. « Et ne crois pas que cela aurait changé quoi que ce soit au présent. C’est ce qu’on vous apprend à votre vilaine petite école non ? Tobias l’a appris. Nous sommes des cas perdus d’avance. C’est la naissance qui veut ça. J’aurais pu avoir la plus jolie des petites enfances que j’étais déjà pourri dedans… Ça pourrait t’arriver, ou à tes enfants… »

Il l’a deviné à l’émotion qui le gagne. La paternité jusqu’au bout des ongles. S’il n’en sait pas beaucoup plus, c’est suffisant pour appuyer sur les points faibles de quiconque. Il est né pour cela, paraît-il. Et tes gosses alors ? Toi aussi, tu les coinces sous la table pour leur apprendre la vie, la vraie ? Celle qui fait mal et qui claque. Il lui semble que non. Tous ne peuvent pas être aussi malchanceux.

C’est une amertume crasse qui le prend aux tripes sans qu’il n’en comprenne la raison. Il a vite cessé de se poser des questions sur les rares choses qu’il parvient à ressentir. Les émotions sont intenses, brutales, mauvaises. « Oh oui… Je suis leur Ange. Je suis ce qu’ils ont attendu si longtemps… »

Son sourire s’élargit, perdu entre innocence et cruauté. « Le Père m’adore. »

Plus qu’aucun père avant lui. Et il pourrait lui confier. Qu’il a bien failli cramer l’église de Malfearn lors de sa rencontre avec Tobias. Comme il n’en a pas honte, portait déjà le chaos à ses veines, si jeune. Mais ces souvenirs fondent comme neige au soleil.

Il étale ses bras grêles à la table, la joue nichée au bois verni de la table. À y déposer l’oreille, il lui semble entendre chaque palpitation du bois. « Mais ça ne me suffit pas. Je veux plus que ça... Vous m'avez arraché tellement de choses, tous autant que vous êtes... »
Jakob Morgensen
Jakob Morgensen

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02.1994
tw : violence


La vie est un jeu.

Un jeu audacieux.

Un jeu malheureux.

Un jeu où les règles sont truquées. Un jeu au lancé de dés. Un jeu où le maître du jeu joue avec les joueurs dégénérés. Marionnettes sujettes à folie. Des simples d’esprits à se croire metteurs en scène d’une pièce où ils sont tout juste figurants. Des pièces d’un échiquier un peu plus grand que des simples cases en noir et blanc.

La vie est un jeux.

Un jeu hasardeux.

Un jeu dangereux.

Jakob n’était pas joueur. Pourtant, il s’était lancé dans cette partie bizarrement engagée. Une discussion improbable entre deux êtres que le hasard faisait se croiser. A nouveau. Les raisons de cette rencontre nocturne échappaient à la Mâchoire comme l’anguille qui glisse des mains de poissonnier. Pas un seul petit aperçu de vérité.

La fumée volait autour de sa tête dans une nuée lente. Des volutes mouvants dans le faisceau d’une lampe. Lorsqu’il soufflait, il y avait alors une vitesse subite qui brisait le tableau nuageux. Une vibration dans l’air stagnant aux relents de marée. Quelque chose de vivant qui le rattachait à la réalité.

Qu’il était difficile de tenir le cap, de ne pas chavirer. A se demander comment les insulaires parvenaient à garder la raison et les idées claires à le côtoyer. Il émanait de la créature comme des vagues d’ondes. Un pouvoir à éventrer le ciel. Comment Dieu avait-il pu laisser pareils êtres exister ? C’était là une question récurrente dans les pensées du hurleur. Quelque chose auxquels aucun texte ni aucun discours n’avaient su répondre. Pas de façon satisfaisante du moins. Des épreuves Oui, sans doute. Mais à ce point ?
La vision et la confrontation de pareille engeance ébranlait dans le cœur du danois les dernières bribes de croyance divine. Car si Dieu existait, il ne pouvait permettre qu’on rivalisa avec son propre pouvoir.

Mais le temps n’était pas aux réflexions théologiques. Elle était à l’improbable discussion qui s’opérait entre un paquet de cigarettes et un grand verre de lait.
Son interlocuteur les enchaînait avec une soif infantile. A s’en lécher les babines d’un plaisir qu’il ne dissimulait pas. Presque que ça aurait pu être touchant qu’il n’y avait pas eu ce quelque chose de dérangeant.

« Bien entendu... » Souffla Jakob dans un nuage de fumée avant de saisir une nouvelle cigarette qu’il alluma directement avec la précédente. Une flamme pour en embraser une autre. Il inspira de tous ses poumons. Non, pas d’excuse pour l’Ange. Pas pour la créature qu’il avait toute sa vie combattu. Pas pour cet être aux pouvoirs déments qui pouvait d’un battement de cils décider de la vie ou de la mort de ses enfants. Pour lui, il n’éprouvait rien, pour le moment. Pas de haine, pas d’attrait. Pas même de la pitié. Une liaison en attente. Work in progress.
Les excuses étaient pour lui. Pour le petit. Pour l’être famélique au corps couverts de bleus, au regard vide et à la pupille suppliante. Pour l’enfant mort dans le cœur de la créature astrale. Evidement que l'aider n'aurait rien changé à la finalité, mais alors peut être que ses jours comptés auraient été plus doux ? De tristes pensées qu'il valait mieux chasser. De toute façon, on ne pouvait pas revenir sur le passé.

Reprenant une gorgée du liquide ambré, la Mâchoire en savoura la morsure. Il écoutait les mots dits, ceux sur le pourrissement -celui de l’intérieur- qui rongeait les maudits. Une épée de Damoclès au dessus du crâne, un sablier qui s’écoule jusqu’à l’heure fanatique. Oui, ils pouvaient tous être concernés, tous condamnés à cet état, à cette errance d’effroi. Lorsque l’Ange évoqua ses enfants, les muscles de son cou se raidirent mais il ne réagit pas. Il savait qu’il était une souris entre les griffes du chat. Pas la peine de répondre à la provocation. Il était fou, pas sot.
Jakob enchaîna par un sourire, une pirouette pour faire passer la pique lancée. Il porta le verre à ses lèvres, le stoppa.

« On ne pourrait que savourer l’ironie de la situation... » Dit-il en haussant les sourcils d’un air presque amusé alors qu’il buvait une nouvelle gorgée. Des monstres chez les chasseurs. Voilà qui seraient un rebondissement pas dénué de classe. Un twist scénaristique à happer le spectateur. Mais surtout une hypothèse taboue dont on ne parlait bien entendu jamais. Un péché secret. Et pourtant, c’était dans toutes les peurs. Car il est toujours plus difficile de combattre ce qui vient de l’intérieur.

De l’intérieur. C’est de là que tu viens petit ? Le fruit pourrit au cœur du panier qui repend sa maladie à toute la récolte. Etait-il ce vers qui allait détruire la Horde ? Serait-il cet enfant qu’ils avaient perdu -non pas perdu, abandonné- et qui leur ferait regretter ? Le crédit arrivait à échéance et l’Ange réclamait ses intérêts. Pouvait-on lui en vouloir ? Certains auraient dit oui, mais pas Jakob. Il savait le prix de leurs erreurs. Mais il n’était pas le seul concerné par la partie. C’était toute une communauté qui pouvait pâtir des décisions saugrenues de la créature.

Le danois regardait son interlocuteur, son œil noir et magnétique, les jambes croisées et la main posée sur le genoux. Comme une conversation normale entre deux vieilles connaissances. « C’est vrai... nous avons joué un rôle dans tout cela. Non pas dans ce que tu es devenu mais dans le comment tu l’es devenu. Il m’est impossible de me mettre à ta place et d’imaginer ce que tu as vécu et traversé, mais je vais toutefois être honnête avec toi : Je comprends…» cette avidité dans ton regard; cette rancune qui pulse à chaque instant dans l'air autour de toi. Un battement rapide qui demande toujours plus : le monde, le ciel, offert au grondement de la mer amère. Nous t'avons tout pris, il est normal que tu réclames en retour. «Mais nous sommes dans une situation délicate… Ta présence ici ce soir vient bouleverser beaucoup de choses, et bien que, comme tu le sais parfaitement, tu n’as rien à craindre présentement, tu sais aussi mieux que quiconque qui nous sommes et ce que nous faisons... » Jakob poussa un soupir, comme s’il était soudain très las de ce combat mené contre les forces occultes d’un monde qui leur échappait. Cette bataille perdue d’avance car la brèche infernale qui vomissait ses créations chthoniennes restait grande ouverte. « Cependant, j’aimerai t’aider... » car t’aider c’est nous aider aussi. C’est essayer de rétablir le statuquo, c’est faire en sorte que les choses ne nous échappent pas davantage. « Alors dis mois… que veux tu Ange ? » Que réclame ton âme avec tant d’avidité ?

Ange
Ange

Annonce moi au Chaos

Ange & @Jakob Morgensen

02.1994
tw : violence, menaces

I can see through the fear, nice try
Just a matter of time, it's another lie
When the fire turns cold, who's here?
It sure looks like it's me




Il sera joueur pour deux. Armé de dés truqués et faux sourires au casino de la vie. À un moment ou à autre, il faudra toujours rembourser la Banque. Ils n’ont que trop tardé, ignoré les dettes, espéré se faire oublier. Il est un usurier exigeant qui ne tolère ni retards ni esquives, a berné le Diable en personne pour devenir quelque chose d’infiniment plus complexe. Sourd aux excuses, aveugle aux supplications. En fin de compte, il ne reste plus qu’à subir.

L’enfant est, certainement, enterré quelque part, dans le cimetière local. Son nom sur une tombe, un trou creusé pour du vide. Il songera plus tard à y rendre une petite visite. Saccager les restes de ce qu’il fut.

Pour l’heure, c’est l’infime crépitement dans l’air qui attise l’attention embrouillée. Un sourire, le long d’une rangée de dents. Il comprend sans mal avoir évoqué un point sensible. Qu’il réside quelque chose d’humain au creux de chaque Hurleur. L’instinct de protection. Peut-être même de l’amour. Et le sourire n’y trompe pas, même s’il ne relève pas à son tour. Il sait. Le Hurleur sait qu’il sait. C’est l’évidence même de l’Humain.

Il n’est peut-être pas le premier. D’autres l’ont précédé. Des erreurs parmi les chasseurs. Triste éventualité quant à l’inconstance de leur être. Et tous ont été traqués, abattus. Parfois avec remords, sans doute. Achever un fils ou une mère, un frère, un ami. Tout pour la cause et tant pis pour le reste. Rien que l’idée lui arrache un sourire féroce. À croire qu’il est tombé sur le moins acharné d’entre tous.

À croire que Tobias l’a fait exprès.

Laisser germer une graine. Plus tard, couper la tête de l’hydre. Pris à sa pensée, sur deux chemins parallèles, il répond toutefois, reprend à la volée le cours des choses. « Non, je ne crois pas. »

Qu’il comprenne.

« Ni toi ni les autres. Ceux qui sont comme moi. À vrai dire, nous sommes même tous très différents. » C’est ce qui les rend si difficiles à pister, attraper, décapiter. Le cliquetis de ses griffes s’intensifie. Le regard levé à l’ampoule vacillante, il est tout à coup pensif. « C’est comme si… Plus rien au monde n’avait de prise sur moi. Ce que je ressens, je le ressens pleinement, plus fort que n’importe qui. Il n’y a pas de place pour… Rationaliser, réfléchir. C’est là, et c’est ainsi que ça sort. C’est comme si mon corps était une étape. Il est encore là, il me permet de marcher, mais il n’est pas… Nécessaire. Tout l’océan est moi et j’ai abandonné quelque chose tout au fond. Je suis plus léger maintenant. Tellement léger que j’ai le sentiment que je pourrais partir en fumée, comme ça. Ou en bulles. »

Le changement vient avec son lot d’incompréhension. Des choses qu’il n’a jamais souhaité rationaliser. Il apprivoise ce qu’on lui a offert et vit au gré des bourrasques.

« Il n’y a rien de bien. Il n’y a rien de mal. »

Là où le commun des Hommes s’embrasse d’une morale assourdissante, la sienne s’est tue. Il n’entend plus que le vrombissement tranquille des flots. De l’ampoule. La torpeur électrique, présentement. « C’est ce que je souhaite à tous, d’être ainsi libéré de son Moi. »

S’il réside encore une part de l’adolescent fantoche en lui. Une part des sourires et des caresses au refuge d’un arbre bien planqué, il n’est pas certain de vouloir le retrouver. C’est autre chose, qui lui dicte son chemin.

Et à la question, c’est en toute sincérité qu’il répond. L’air affable, le sourire plus tranquille. Comme s’il annonçait la météo, énonçait une vulgaire liste de courses. « Moi… ? » Un instant de réflexion. Cette individualité lui fait, elle aussi, désormais défaut. Infantile, il vint gratter sa lèvre inférieure d’une griffe. Les veines bleutées à ses lippes lui confèrent des airs de noyé. Puis le sourire s’élargit à nouveau. À la manière d’une poupée qui imiterait l’Homme. Trop large. Trop fixe.

« Je veux broyer tout ce que vous êtes. Qu’il ne reste plus rien. Pas pour vous voir souffrir, je ne pense pas que ça me procurerait quoique ce soit… Je veux vous savoir... Disparus ? Pas ailleurs, non non. Comme de la fumée, ou des bulles. Que votre existence n’effleure même plus la surface de la Terre. Et peut-être qu’à ce moment-là, quand j’aurai tout détruit, il vous entendra crier de loin. »

Il a un soupire qui n’a pas de sens.

« Si je saccage tout ce qu’il aime. Tout ce qu’il est. Tobias n’aura pas le choix de revenir. »

Et je t’attendrais, debout dans les cendres.
Jakob Morgensen
Jakob Morgensen

Annonce moi au chaos

@Ange & Jakob

Annonce moi au Chaos - ft Ange 6p8D

02.1994
tw : violence


Sur la plage, un enfant.
La peau pâle comme la mort. Les chaires translucides d’un noyé et des veines bleues en rivières sur la carte marbrée de son épiderme.
Dans le ciel voltigent les oiseaux de l'amer. Le vent souffle tout en hurlements de Banshee. Il fait valser les cheveux blancs qui donnent au visage juvénile des airs de vieillard.
Les vagues pleuvent des résidus d’épaves. Le monde sombre, l’eau se dresse en barricade sur les falaises moites. Des baleines dans les nuages en dessus dessous. Cadavres éventrés, hérissons de harpons plantés. Le Déluge comme paysage et tout autour les monticules d’os blanchis au gros sel. Immenses. Des pyramides de globes aux orbites vides. Là se cachent les crabes.
Et dans le fond de l’air : une suite de mots qui faisait étrangement sens. La litanie d’une improbable rationalité .


Un battement de paupières chassa la vision sauvage qui s’évanouissait déjà dans son esprit comme un songe au petit jour. Le goût sur sa langue lui arracha une infime grimace que la pénombre cacherait peut être. Le frisson en souvenir sur l’échine tendue.
Jakob saisit la bouteille qu’il avait apporté pour lui et se resservit de whisky avant d’en avaler une bonne gorgée pour chasser la saveur âcre de ses rêves-les-yeux-ouverts. L’atmosphère tout autour de la table était pareille à l’éther. Étirée, confuse. Pourtant, les paroles de l’Ange sur sa propre condition étaient vibrantes de vérité.

Pour être un bon chasseur, il faut s’intéresser au gibier. Apprendre à le connaître, s’y familiariser. Mais comment connaître ce qui ne répond à aucune loi, aucune règle d’un règne quelconque? Il y avait des livres innombrables d’hommes assez fous pour se croire suffisamment savant pour en écrire des pages noircies d’idioties. Généralités bancales. Vulgarités banales. On ne pouvait savoir de quoi était fait ces êtres. On ne pouvait les saisir tout comme on ne pouvait se saisir d’un volute de fumée avec les mains. « Rien de mal, rien de bien ». Un sourire piqua la commissure d’une lèvre. C’était amusant. Ça collait autant aux Unseelies qu’à ceux qui les traquaient. En fin de compte peut être n’étaient ils tous que les deux côtés d’une même balance. Existant pour et par l’autre dans un désaccord permanent. Pouvait-on atteindre l’équilibre ? Où est-ce que le chaos les goberait tous ?

La cigarette monta jusqu’à ses lèvres fines et il aspira pour souffler tout en longueur. Un nuage à danser sous la lumière en triangle de la lampe qui les surplombait.
Les mots violents de l’ancien enfant étaient des lames pour les âmes. Des promesses qui, il dû bien le reconnaître, ne surprirent pas le danois en même temps qu’elles l’attristaient. Ainsi pas d’équilibre encore. Rien que la guerre pour les cœurs las. Méritaient-ils autre chose ? Peut être pas.

La cigarette entre les doigts, il saisit le verre et but à nouveau. L’odeur forte de l’alcool tourbé surmontait celle âcre de la fumée. Des accroches d’un réel sur le point d’être submergé. Improbable fatalité.

«Oui… je m’en doutais... » Il but encore, puis reposa son verre sur son genoux avant de reprendre. Levant l’autre main, il se gratta le menton où piquait sous la peau de ses doigts une barbe à venir. « Comme tu t’en doutes, je ne pourrais pas t’aider, pas pour ça du moins...» Peut être y avait-il des moyens plus aisés d’attirer Felton dans ses filets (d’autant plus qu’il doutait fort que Tobias ne s’émeuve beaucoup de son propre sort, ils ne s'aiment guère), mais il soupçonnait que quelques fussent ses mots, Ange ne reviendrait pas sur cette promesses faite de les faire un jour tous disparaître.
Ainsi donc ils se dressaient comme de chaque côté d’une muraille aux profondes lézardes. Jakob y aurait sans hésité balancé Felton pour le voir précipité dans les abysses d’une gueule grande ouverte. Le jeune hurleur devait répondre de ce qu’il avait fait -ou plutôt ce qu’il n’avait pas fait- car cette erreur les mettait tous désormais à la merci d’un danger mortel. La confirmation venait de lui être apportée. Mais le temps n’était pas encore venu de payer.
Il le jurait pourtant. L’addition serait salée.

Un soupire souleva ses épaules.

« Je ne te ferai pas l’affront de te servir un couplet sur le bien fondé ou non d’une vengeance, ça serait terriblement hypocrite de ma part… et puis sans doute que nous méritons cette fin que tu nous promets… mais je ne peux me retenir de penser que tout cela est bien dommage…» car en agissant de la sorte tu leur donnes raison ô ange. A eux. A nous. A tous ceux qui ont peur des monstres dont tu fais parti. Ces êtres glorieux dont nous reniflons la trace pour protéger de vous le reste d’une populace ignorante.
Dommage aussi parce que aussi étrange que ça puisse paraître, la soirée n’avait pas été sans intérêt, et qu’il y avait peut être plus à tirer de cette improbable rencontre qu’un vol de bulles de savon. Non ?


« Mais ainsi soit-il… » Une nouvelle manche commençait. Les pions étaient en place mais l’issue encore incertaine. Jakob ignorait la suite, tout voyant qu’il fut. Tout ce qu’il savait c’était qu’il avait deux êtres à protéger, à préserver des folies à venir. Peut être même trois.

Le souvenir d’un petit être froid.

Le hurleur avala la dernière gorgée de son verre et le reposa dans un claquement sec sur le bois de la table. Récupérant la bouteille, il recula sa chaise et se leva pour marcher d’un pas rapide et fort assuré. Il contourna le bar et rangea la bouteille avec ses semblables puis lava son verre et se saisit d’un torchon pour l’essuyer avec la maniaquerie d’une vieille femme. Étonnement, il avait aux lèvres un fin sourire tranquille.

« Je dois toutefois t’avertir que la tâche ne sera pas aisée, tout puissant que tu es… Tu dois savoir que nous ne nous laisserons pas emporter sans agir… d’ailleurs... » Un voile passa sur ses yeux alors qu’il suspendait ses mots dans le vide laissé entre eux. Une seconde, pas plus de deux. Puis ses gestes reprirent et il continua comme si rien ne c’était passé. « … je crois que notre ami Jim est revenu à la raison et a appelé la meute… Le bâtiment sera bientôt cerné… » Dans l’écho d’un songe, des ombres avançaient, rapides et furtives, dans les ruelles alentours. Des chuchotements et des doigts que l’ont serres sur le manche d’une arme.

« Tu devrais partir Ange… ce n’est pas ce soir que tu nous tues. » Détaché, comme s’il était le barman en train de parler à son habitué, Jakob leva le verre et en ausculta la surface, inspectant le transparent impeccable. Son regard, perçant, glissa alors au travers vers le visage exsangue de la créature surnaturelle qui finissait la bouteille de lait comme un chaton affamé.

«Mais n’hésites pas à revenir me voir si le cœur t’en dit. J’ai eu plaisir à échanger avec toi ce soir... » nous avons encore bien des choses à nous dire, et la partie n’est pas finie. Non ça pour sur pas finie... à dire vrai... elle ne fait que commencer.

Ange
Ange

Annonce moi au Chaos

Ange & @Jakob Morgensen

02.1994
tw : violence, menaces

Il devine que les chiens sont de sortie avant même que le Hurleur ne lui annonce placidement. Il y a dans les champs et sur les routes de corniauds la bave aux lèvres qui ne rêvent que de se faire les crocs à ses plumes. Déjà, il esquisse l’ombre d’un sourire, affable, paisible. Comme si rien ne pouvait le croquer, le blesser. Comme s’il s’était affranchi de toutes choses une fois chuté de cette falaise, comme il le prétend.

Et il serait bête, naïf, de croire que le potentiel retour d’un Tobias échappé changera leur destin. Qu’il n’a pas pris sa décision, il y a longtemps déjà, niché en lui-même. Sous les coups d’un père déjà extirpé de leurs rangs affamés. Qu’on lui offre le jeune Hurleur entre les dents, sur un plateau d’or et d’argent. Il servira tout juste d’apéritif à sa rage, si tant est qu’elle puisse être un jour satisfaite.

Ils sont d’insatiables enfants, vorace et capricieux, le teint de porcelaine et les dents de lait affûtées.
Alors qu’il ne gaspille pas sa salive, le vieil Hurleur. Qu’il reconnaisse ses torts et fuit tant qu’il le peut encore. Tant qu’il a encore des âtres à chérir. Qu’il oublie et laisse derrière lui le gamin cabossé.

Ainsi soit-il.

Les apôtres et les faux dieux, chacun de leur côté de la barrière. La sempiternelle guerre qui n’en finira jamais et dont il s’apprête à attiser les braises. Comme combien avant lui ? Trop d’Hommes, trop de créatures. Il s’en lave les mains et, déjà, lape les dernières gouttes de lait pour mieux se redresser. « Jim ne m’a pas écouté… Jim n’est pas allé retrouver sa petite femme… »

Le plaisir de la soirée est cependant partagé. Car il a le goût des bonnes manières et des jolis mots. Ceux que manient cet humain sont au moins agréables à l’oreille, mais pas autant que les psaumes pleins de passion du Père. Il est temps pour lui de s’en retourner à son nid, à son débris d’île, planqué dans les tréfonds de la chapelle. « Dis donc à tes camarades où me trouver, s’ils osent. Dis-leur que je niche à Awel et que j’attends leur visite. Qu’ils aient le courage de venir me trouver. »

La provocation peste entre ses dents hérissées. Hypocrisie de Hurleur que de laisser se traîner le plus gros gibier dans l’espoir qu’il en attire d‘autres. Qu’il mâche le travail. Alors qu’ils viennent. Qu’ils arpentent l’île avec leurs canons et leurs crosses. Sous les yeux de la populace locale, s’il le faut. Montre leur visage sous le jour le plus sauvage de leur être.

Déjà les pas se font entendre à l’extérieur et lui grimpe à reculons sur le comptoir, les yeux déjà jaunâtres d’obscurité grandissante. Il a reculé davantage lorsque la porte s’ouvre sur le canon d’une arme. Sur le coup de feu qui part et qui le rate. Pas de peu, mais parce qu’il s’est déjà confondu avec les ombres. Ne demeurent que ses yeux et son sourire.

Que Jim, nerveux, odeur de sueur, qui recharge, lance un « putain de merde » bien senti.
Lui répond d’un rire. Pâle imitation d’amusement. Sa voix monte, s’entremêle à l’air et aux cris, s’insinue presque dans les esprits avant de disparaître.

« Saluez Isaac de ma part. »

L’enfant chéri est de retour à la maison.

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